Théoriquement inter­dit en Allemagne — bien que très répan­du, l’avortement est sou­mis à de nom­breuses res­tric­tions et fait face à une insi­dieuse pres­sion religieuse.

« L’avortement ici ? Bien sûr que c’est légal ! » L’affirmation, lan­cée par un natif de Berlin entre deux pintes de cer­voise, est pour­tant fausse. L’avortement a été l’un des grands débats de la recons­truc­tion : ancien­ne­ment légal à l’Est et pro­hi­bé à l’Ouest, il est aujourd’hui inter­dit en théo­rie, mais fré­quent en réa­li­té. Chaque année, 100 000 femmes y ont recours. Ses moda­li­tés dif­fèrent d’une rive à l’autre du Rhin. Ici, l’interruption volon­taire de gros­sesse n’est rem­bour­sée qu’en cas de viol ou de mal­for­ma­tion. Ici, trois jours de délai de réflexion sont impo­sés aux femmes. Ici, il est obli­ga­toire de s’entretenir avec une enti­té morale et/ou reli­gieuse man­da­tée par l’Etat afin d’obtenir le Beratungsschein (cer­ti­fi­cat de conseil) indis­pen­sable à toute intervention.

L’une après l’autre, les asso­cia­tions habi­li­tées à déli­vrer le pré­cieux sésame ont décli­né toute demande d’interview. Profamilia, la plus influente d’entre elles, a tou­te­fois consen­ti à un bref entre­tien. Contrairement à ce que son nom pour­rait lais­ser à pen­ser, cette struc­ture n’est pas une asso­cia­tion pro-vie, défen­dant farou­che­ment les inté­rêts de l’embryon. « Nous pen­sons que les femmes doivent être le mieux infor­mées pos­sible afin de faire le meilleur choix pour elles-mêmes, affirme Andreas Ritter, tra­vailleur social au sein de l’association Profamilia. Pendant la séance de conseil, tout notre tra­vail consiste à leur don­ner des infor­ma­tions, à les écou­ter et à trou­ver avec elles les meilleures solu­tions, pour­suit le tren­te­naire. Nous n’influençons jamais leur choix ». Théoriquement rela­ti­ve­ment facile d’accès, l’avortement est, néan­moins, un sujet com­plexe où la reli­gion se mêle insi­dieu­se­ment à la médecine.

Les locaux de l’association, au qua­trième étage d’un immeuble gris, semblent cor­ro­bo­rer ses pro­pos. Au mur, des repré­sen­ta­tions de tableaux de maître — et non des images de foe­tus ago­ni­sants. Sur les pré­sen­toirs, des bro­chures sur la contra­cep­tion et l’homosexualité, rela­ti­ve­ment simi­laires à ce que l’on pour­rait trou­ver dans un plan­ning fami­lial fran­çais. « Une grande par­tie de notre tra­vail est de décons­truire les men­songes de ces sites inter­net pro-vie qui délivrent de fausses infor­ma­tions, sou­pire Andreas Ritter. Nous rece­vons des jeunes femmes pani­quées, per­sua­dées qu’elles sont sur le point de com­mettre un homi­cide. Il faut des heures pour les convaincre du contraire ».

En tapant en alle­mand «je veux avor­ter» («Ich möchte abbre­chen») dans Google, l’on tombe très vite sur un site nom­mé Beratung & Geburt Vertraulich. Couleurs pas­tel, logo du minis­tère de la famille et des femmes, ver­sion anglaise à la demande, le por­tail a tout d’un site ins­ti­tu­tion­nel. A y regar­der de plus près, son orien­ta­tion anti-avortement ne laisse pour­tant pla­ner aucun doute. Un onglet « his­toires ins­pi­rantes » recense les récits — réels ou ima­gi­naires — de Mélanie, Jasmine ou Anna. L’une confie son enfant à une autre famille, l’autre a été adop­tée et assure que « tout va bien », la troi­sième est bat­tue par son mari, auquel elle cache son état, avant d’accoucher sous X. Sur toutes les pages, la même phrase. « Vous êtes enceinte et vous sou­hai­tez que per­sonne ne soit au cou­rant ? Appelez-nous ! » Le site — qui ne men­tionne clai­re­ment ni son appar­te­nance poli­tique, ni son orien­ta­tion reli­gieuse, com­porte en bas de page le logo du minis­tère de la famille Allemand.

Le foe­tus se bat et cherche à s’agripper aux parois de l’utérus quand on l’aspire”

Politiquement sen­sible, la ques­tion de l’avortement sus­cite bien des non-réponses et des portes fer­mées auprès des par­tis, des élus et des diri­geants. La dépu­tée euro­péenne d’extrême droite Béatrix Von Storch, que l’on retrouve dans sa per­ma­nence à l’Est de Berlin, est seule à nous répondre. Courtoisie, bru­shing impec­cable et tailleur sur mesure, et la voi­là qui conspue le droit à l’avortement. « Quand on sait qu’il y a tant de couples qui cherchent à adop­ter, c’est scan­da­leux, grince-t-elle. On devrait encou­ra­ger les nais­sances sous X — mieux vaut vivre et être adop­té que de ne pas naître. Vous savez que le foe­tus se bat et cherche à s’agripper aux parois de l’utérus quand on l’aspire ? ». L’assertion ne repose sur aucune réa­li­té médi­ca­le­ment recon­nue. « Voilà com­ment font les anti-avortement : ils culpa­bi­lisent et donnent à un embryon des attri­buts qu’il n’a pas », sou­pire Andreas Ritter.

Anna a subi un avor­te­ment il y a deux ans. Les pro­pos de Béatrix Von Storch résonnent avec ceux du conseiller dont elle a dû écou­ter les pro­pos une heure durant. « Il m’a dit que c’était cri­mi­nel de ma part de tuer ce bébé alors que tant de couples ne peuvent avoir d’enfants et cherchent déses­pé­ré­ment à adop­ter », se sou­vient la blonde jeune femme, qui n’avait alors que dix-huit ans. « Sur son bureau, il y avait une demi-douzaine de pho­tos de ses enfants, tous par­faits, blonds et sou­riants. Jamais je ne me suis sen­tie aus­si jugée ».

” il m’a dit que j’étais sur le point de com­mettre la plus grave erreur de toute ma vie”

Comme la loi l’y oblige, le conseiller a pour­tant signé le Beratungsschein, indis­pen­sable à tout avor­te­ment ne résul­tant pas d’un viol ou d’une com­pli­ca­tion médi­cale. « En par­tant, il m’a dit que j’étais sur le point de com­mettre la plus grave erreur de toute ma vie, et qu’il était encore temps de chan­ger le cours d’un des­tin à naître, et que je pou­vais tou­jours accou­cher sous X, ful­mine la jeune femme. « Est-ce une vie d’être mère au foyer quand on a pas vingt ans, qu’on a pas fait d’études et qu’on a aucune pers­pec­tive d’avenir ? Les cri­mi­nels, c’est eux ».

L’avortement n’est pas la seule patho­lo­gie fémi­nine à être mépri­sée par le corps médi­cal. Interrogé sous la pro­messe d’un ano­ny­mat com­plet, un jeune méde­cin ber­li­nois concède que les fausses couches et avor­te­ments sont sou­vent trai­tées avec légè­re­té — sinon avec dédain. « Mais il faut nuan­cer », tem­père notre inter­lo­cu­teur. « Certains confrères manquent cruel­le­ment d’empathie, d’autres en débordent ».

C’était comme un film d’horreur, gore et surréaliste

Professeur d’allemand en deve­nir, Maud assied sa sil­houette gra­cile sur le cana­pé d’un bar est-berlinois. Il y a trois ans, l’enfant qu’elle por­tait est mort en elle deux mois après sa concep­tion. « J’étais dans le même ser­vice que les nais­sances et les avor­te­ments. Autour de moi, des femmes enceintes, épa­nouies, heu­reuses. L’annonce de la fin de ma gros­sesse était encore un choc. Je souf­frais dans mon corps, je souf­frais dans ma tête ». Une pause, une ciga­rette — allu­mée à la bou­gie. Cette nuit-là, une hémor­ra­gie se déclenche. La jeune femme peine à tenir sur ses jambes mais il faut bien aller à l’hôpital. « J’entendais les cris des bébés, à côté, alors que je me vidais de mon sang. C’était comme un film d’horreur, gore et sur­réa­liste ». Le méde­cin l’ausculte, constate qu’il reste « des débris ». « Il m’a dit d’aller aux toi­lettes et de les enle­ver moi-même — sans me don­ner de gants ou me dire de me laver les mains. Je me suis éva­nouie. Je ne m’en suis jamais remise ». Les yeux embués, Maud s’en va. Sur la table, la bou­gie s’est éteinte.

Et là, je me disais : ‘mec, t’es puceau et t’es en train de me don­ner des leçons de vie ?

Calée dans le moel­leux fau­teuil d’un club ber­li­nois, Marie raconte son épique séance de conseil avec un prêtre man­da­té par l’association Donum Vitae. La jeune Française, ins­tal­lée à Berlin à la faveur d’un stage de fin d’études, s’est diri­gée vers cette asso­cia­tion ouver­te­ment catho­lique pour avor­ter « parce que c’était la plus proche ». Le conseiller moral dont elle hérite est un prêtre en sou­tane. Elle se se remé­more l’entretien. « Il me disais ‘tu es une meur­trière si tu avortes ‘. Et là, je me disais : ‘mec, t’es puceau et t’es en train de me don­ner des leçons de vie ?’ Si ça m’arrive encore une fois, je pren­drai un easy­jet et je ferai ça en France». Deux bises et Marie s’en retourne à la fête, à la musique et les beaux gar­çons. Anna et elle ont pour point com­mun d’avoir eu recours à des asso­cia­tions — ou hôpi­taux — gérées par des orga­nismes religieux.

« Certaines asso­cia­tions catho­liques font très bien leur tra­vail et délivrent des conseils objec­tifs », tem­père Andreas Ritter. Le syn­di­cat natio­nal de gyné­co­lo­gie rap­pelle, quant à lui, que dans une grande majo­ri­té de cas, les femmes sont libres de faire ces­ser leur gros­sesse sans encombres. « Le pro­blème vient de tous ces confrères qui font jouer leur clause de conscience », sou­pire un méde­cin ber­li­nois offi­ciant dans un hôpi­tal public, et ayant sou­hai­té demeu­rer ano­nyme. Il fait réfé­rence à un hôpi­tal de Dannenberg refu­sant de pra­ti­quer des avor­te­ments — le chef de ser­vice a décré­té que cela allait contre les prin­cipes de la bible. « Ici, ça va — mais dans les zones rurales, cela réduit insi­dieu­se­ment la capa­ci­té des femmes à mettre un terme à leur gros­sesse ». Et mena­cer, plus encore, un droit bien fragile.