Par Audrey Lalli
Enquête et pho­tos de Ophélie Marien et Audrey Lalli
A Berlin
Publié le 16 février 2017

Timm, la générosité pour sortir du chômage

Timm Mews, 33 ans, est res­té 2 ans au chô­mage avant d’être aidé par le pas­teur de sa paroisse.

Wedding, dans le centre de Berlin, est un des quar­tiers les plus pauvres de la ville. Un bis­trot et quelques bâti­ments en béton occupent timi­de­ment l’es­pace vidé par l’an­cien no man’s land, héri­tage de la guerre froide.  A tra­vers les vitres du café, le mémo­rial du Mur rap­pelle les années sombres de ce quar­tier fron­tière. Timm entre, essouf­flé par son retard. Ce grand gar­çon d’origine phi­lip­pine a une démarche pataude. De sa car­rure de nou­nours en gui­mauve sort une voix douce et posée. Il s’exprime dans un anglais mal­adroit — sor­ry for my fai­led, par­don pour mon échoué — mais avec une patience infi­nie. Alors qu’il raconte son atta­che­ment à ce quar­tier, celui de sa famille, un sou­rire conta­gieux éclaire son visage rond.

Timm à 33 ans. Il a pas­sé ces deux der­nières années au chô­mage, avec 300€ pour vivre, en plus des 400€ d’allocation pour son loyer. « Mais plu­tôt que de nous don­ner de l’argent, l’Etat devrait nous don­ner du tra­vail ». Il raconte ses années sombres, où l’inactivité conduit à la dépres­sion. Timm est cui­si­nier. Il a appris son métier tout seul, à 17 ans, après avoir arrê­té l’école. « J’ai fini par deve­nir second de cui­sine », raconte-t-il sans pré­ten­tion. Mais Timm souffre de pro­blèmes men­taux — il ne nous dira pas les­quels — et doit aban­don­ner son poste. Depuis, impos­sible de retrou­ver une place. L’attente s’est éti­rée, et le jeune homme a som­bré dans la dépres­sion, « j’étais triste et en colère ». Il résume ces ter­ribles années avec can­deur. « Je ne sou­riais plus jamais ! ».

L’épreuve du Jobcenter

Comme tout le monde, il s’est ins­crit au Jobcenter. « Mais ils ne m’ont pas réel­le­ment aidé », dit-il. Face à la machine admi­nis­tra­tive, Timm se sent reje­té. « J’y allais tout le temps, ils avaient du tra­vail à pro­po­ser mais à chaque fois ils don­naient le poste à un autre ». Chaque mois, il se retrouve face à un nou­veau conseiller per­son­nel, à qui il doit tout expli­quer de nou­veau. Et chaque fois qu’un emploi lui passe sous le nez, ce grand enfant se sent de plus en plus per­du : « Je ne savais jamais la rai­son de leur refus ».

En arri­vant au Jobcenter, Timm avait pré­pa­ré sa recon­ver­sion : il vou­lait deve­nir kiné­si­thé­ra­peute, « prendre soin des gens ». Mais il n’a pas su défendre son choix face aux agents, qui lui ont conseillé de cher­cher en cui­sine, « car il avait de l’expérience ». Timm raconte l’humiliation, les longues heures de queue devant le bâti­ment admi­nis­tra­tif avec le sen­ti­ment d’être aban­don­né. « Ils ne nous voient plus comme des humains, mais seule­ment comme un nombre ». Sur son visage si serein, une ombre de colère passe : « Le gou­ver­ne­ment, les hommes poli­tiques, ils devraient venir faire la queue devant un Jobcenter pour voir ce que c’est ».

Travailler pour être heureux

Dans son quar­tier, Timm n’est pas le seul à avoir connu la dépres­sion. Lorsqu’il parle de ses amis au chô­mage, son regard se ter­nit : « Ils sont cas­sés de l’intérieur, à force d’avoir cher­ché en vain ». « Quand tu es au chô­mage, tu deviens obsé­dé par le tra­vail. Tu te répètes sans cesse ‘’Pourquoi je ne tra­vaille pas ?’’ ».

A Wedding, la paroisse de l’Eglise de la récon­ci­lia­tion a joué un rôle impor­tant lors de la recons­truc­tion. Aujourd’hui encore, elle régit la vie du quar­tier et prend en charge les laissés-pour-compte, comme Timm. Son pas­teur, Thomas Jeunter, a com­pris la détresse du cui­si­nier. Confiant dans ses capa­ci­tés pro­fes­sion­nelles, il l’a per­son­nel­le­ment recom­man­dé à des employeurs. « M. Jeunter est sur le ter­rain lui, raconte Timm, plein de recon­nais­sance. Il connait les entre­prises, les gérants, il peut aller les voir pour leur par­ler de moi.»

Grâce au pas­teur, Timm n’est plus chô­meur depuis quelques mois. Il a trou­vé une place de cui­si­nier dans un bis­trot juste à côté des bureaux de la paroisse, jus­te­ment là où il nous a don­né rendez-vous aujourd’hui. « Je suis très heu­reux de mon nou­veau tra­vail, je peux sou­rire de nou­veau » dit-il en s’exécutant. Son nou­vel objec­tif : sor­tir de l’égoïsme du chô­mage, « où je me bat­tais seule­ment pour moi ». « Je veux aider car d’autres m’ont aidé. »

Sabine, trop tard pour travailler

Sabine Jaewicke, 57 ans, a été mère au foyer pen­dant 16 ans. Plutôt que de retour­ner affron­ter le monde du tra­vail, elle tra­vaille béné­vo­le­ment dans une église.

Un soleil mati­nal réchauffe l’herbe gelée devant la cha­pelle de la Réconciliation, qui s’estompe dans une légère brume blanche. Sur Bernauer Strasse, à côté du mémo­rial du Mur, cette étrange cha­pelle se dresse sur les ruines de l’ancienne Eglise de la Réconciliation, mar­tyr de la construc­tion du Mur. Une quin­qua­gé­naire tout sou­rire appa­raît dans l’entrée, et dépose une pan­carte indi­quant les horaires des offices. Les vagues suc­ces­sives de tou­ristes pres­sés, peu concer­nés par la reli­gio­si­té du lieu, n’entament pas sa bonne humeur.

Sabine a 57 ans. Emmitouflée dans un grand man­teau, elle passe deux heures par jour à gar­der cette cha­pelle. L’énergique blonde est béné­vole pour la paroisse. Elle a le temps, elle ne tra­vaille pas. Sabine a aban­don­né le monde du tra­vail, d’abord pour ses enfants, ensuite parce qu’elle était trop âgée pour reprendre.

Sabine a per­du son mari en 2013. Cette femme au foyer n’avait pas tra­vaillé depuis 16 ans. Avant d’arrêter pour se consa­crer à ses deux enfants, des jumeaux, elle était cou­tu­rière pour une marque de mode. Avec son pas­sé de femme au foyer, deux enfants et 50 ans révo­lus, impen­sable pour Sabine de reprendre une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle. « Dès que tu as plus de 45 ans, c’est très dif­fi­cile de trou­ver du tra­vail ». Heureusement pour la veuve, son mari, haut gra­dé dans la police, lui a lais­sé une pen­sion très confor­table. Elle refuse, dans un rire gêné, d’en avouer le mon­tant, « mais j’ai lar­ge­ment de quoi vivre, bien plus que le salaire mini­mum ». Cette pen­sion l’empêche de tou­cher les allo­ca­tions chô­mage. Dans le sys­tème alle­mand, tout semble fait pour la dis­sua­der de tra­vailler : « Si je trouve un tra­vail, même au salaire mini­mum, je perds cette pen­sion ! ».

Trop vieux, trop cher

« Beaucoup d’autres per­sonnes de mon âge n’ont pas ma chance », reconnaît-elle, « Ils sont obli­gés de trou­ver un tra­vail, et ce doit être ter­ri­ble­ment dif­fi­cile pour eux ». Son nou­veau com­pa­gnon, lui, a connu le chô­mage pen­dant un an. Ce tech­ni­cien spé­cia­li­sé dans les ascen­seurs a per­du son emploi à 56 ans. « Il est allé démar­cher toutes les entre­prises qui fabriquent des ascen­seurs, il y en plu­sieurs à Berlin. Mais à chaque fois, ils lui ont répon­du qu’il était trop vieux.» Elle ajoute, bla­sée, « Lorsque tu es plus vieux, tu as plus d’expérience et d’ancienneté, donc ton salaire est plus haut qu’un petit jeune qui vient de com­men­cer. Par trop vieux, ils veulent en fait dire trop cher. »

Après une année de recherche, le com­pa­gnon de Sabine a fini par bais­ser les bras. Il a pris un emploi par défaut, à la poste du quar­tier. « Mais il est beau­coup moins bien payé que dans son ancien tra­vail, il gagne seule­ment le salaire mini­mum ».

Jara, trop vulnérable pour le monde du travail

Jara Hartl, 24 ans, souffre de pro­blèmes men­taux, qui lui ont fait aban­don­ner une car­rière de photographe.

Leopoldplatz, dans le quar­tier de Wedding, est une grande place pavée coin­cée au centre d’un car­re­four bruyant et pol­lué. Une jeune fille fluette se fraye un che­min entre les pas­sants, au milieu des odeurs de pots d’échappement et de sau­cisses bon mar­chés. Ses che­veux, teints en blond presque blanc, encadrent son visage pâle. Jara a 24 ans, elle est au chô­mage depuis quatre ans. Si elle assume ce sta­tut qu’elle a choi­si, elle souffre du mépris dont sont vic­times les chômeurs.

Sous sa courte frange, elle écar­quille les yeux lorsqu’elle parle, comme apeu­rée. Jara n’a jamais vrai­ment tra­vaillé. « J’ai aban­don­né l’école avant le bac, car j’ai dû aller à l’hôpital psy­chia­trique à cause de ma dépres­sion. Je suis para­noïaque et schi­zo­phrène ». Pour cette jeune fille trop fra­gile, pas ques­tion de tra­vailler de nou­veau, du moins pour l’instant. « J’ai tra­vaillé dans une agence de pho­to­gra­phie. Mais au tra­vail, les gens sont très durs, impo­lis, et n’hésitent pas à tyran­ni­ser ou abu­ser des gens. Je suis trop sen­sible, je n’arrivais pas à me pro­té­ger de cette bru­ta­li­té. J’ai fini par tom­ber malade et démis­sion­ner ».

Incompatible avec le monde du tra­vail, Jara se retranche der­rière un cer­ti­fi­cat médi­cal, attes­tant de son inca­pa­ci­té à tra­vailler pour rai­sons psy­cho­lo­giques. Il lui donne droit aux allo­ca­tions chô­mage, sans aucune obli­ga­tion de cher­cher un tra­vail. Elle touche un total de 800€ pour son loyer, son chauf­fage et sa nour­ri­ture. Passionnée de pho­to­gra­phie, elle arron­dit ses fins de mois avec des contrats pro­fes­sion­nels, en pho­to­gra­phiant des familles ou des enfants. « Mais pour gagner réel­le­ment ma vie, il fau­drait que j’en fasse beau­coup plus », admet-elle, sans plus de moti­va­tion. « Je ne peux pas gagner plus de 100€ par mois avec mes pho­to­gra­phies. Au-delà, ce sera déduit de mes allo­ca­tions de 800€. Ça n’a aucun inté­rêt. »

« Chômeuse, profiteuse »

La jeune fille indo­lente s’anime sou­dain lorsqu’elle raconte la dis­cri­mi­na­tion dont sont vic­times les béné­fi­ciaires des allo­ca­tions. De la part des bailleurs d’abord, « c’est très fré­quent de lire dans une annonce d’appartement, ‘’pas de Jobcenter accep­té’’ ». Pourtant la dis­cri­mi­na­tion dont elle souffre le plus vient de sa famille, avec qui elle n’est plus en contact. « Ma famille ne com­pre­nait pas que je sois au chô­mage. J’ai fini par par­tir de chez moi. Ils sont très bos­seurs, et pensent que je suis fai­néante ».

Ce mépris pour les chô­meurs prend les formes les plus inat­ten­dues : « Sur Tinder, il y a des gens qui m’ont sup­pri­més quand je leur ai dit que je tou­chais les allo­ca­tions. Ou alors ils se sont mis à m’insulter, en me trai­tant de pro­fi­teuse ».

Marcel, de la banlieue de Marzahn à la Tour Eiffel

Marcel Boewer, 19 ans, rêve de deve­nir tailleur, mais il est frei­né par son niveau d’éducation.

A l’Est de Berlin, le quar­tier de Hellesdorf est désert aux envi­rons de midi. Dans cette enfi­lade de petites cours écra­sées par des barres d’immeubles, le café Kasaniest se détache de la gri­saille. Ce café social appar­tient à l’asso­cia­tion Kids und Co., tenu par des chô­meurs. A l’intérieur, Marcel pro­mène sa mèche blonde au milieu des mines fati­guées. Le jeune béné­vole est très appli­qué. Un sou­rire d’enfant éclaire par­fois son visage trop sérieux. « Je suis ser­veur, mais aus­si res­pon­sable de l’organisation du café et de la pla­ni­fi­ca­tion des repas », explique-t-il avec fier­té. Il s’exprime sans aucune timi­di­té, et son ton plein d’aplomb détonne avec son appa­rence juvénile.

Sans qua­li­fi­ca­tion ni diplôme, à 19 ans, Marcel a déjà connu un an et demi de chô­mage. Après deux for­ma­tions aban­don­nées, l’adolescent a enfin trou­vé « une bonne ambiance de tra­vail ». C’est son Jobcenter (l’é­qui­valent de Pôle Emploi) qui lui a conseillé l’association Kids und Co. et ce café. Les béné­voles l’aident à décro­cher son futur tra­vail en pré­pa­rant avec lui CV, lettres de moti­va­tion et entre­tiens d’embauche.

Sans emploi, la tête haute

En atten­dant un emploi rému­né­ra­teur, Marcel touche les allo­ca­tions chô­mage : 338€ par mois qu’il par­tage avec sa mère, pour son loge­ment, ses frais et sa nour­ri­ture. « J’ai inter­rom­pu l’école avant même le bre­vet des col­lèges, à cause de pro­blèmes fami­liaux », évoque-t-il, gêné. L’adolescent n’en dira pas plus sur son par­cours. Marcel cherche du tra­vail depuis 10 mois. Il a d’abord cher­ché seul, mais son absence de diplôme est un han­di­cap consi­dé­rable. « J’ai appris après coup qu’il ne fal­lait pas écrire comme on parle dans les lettres de moti­va­tion, avoue-t-il. Souvent, j’avais l’impression de ne pas être assez bon pour les entre­prises. Je rece­vais seule­ment comme réponse : ‘’vous ne cor­res­pon­dez pas à nos attentes’’.»

Marcel n’est pas un cas iso­lé dans son quar­tier. « Beaucoup de mes amis n’ont pas le choix, ils ont déjà des enfants et ils doivent bos­ser. Alors ils vont au Jobcenter et prennent ce qu’il y a. » A Marzahn-Hellesdorf, quar­tier le plus à l’Est de Berlin, on n’aime pas être dépen­dant de l’Etat. Le plus impor­tant, c’est de se débrouiller seul, « quitte à prendre un tra­vail mal payé » affirme Marcel. Mais il admet, du bout des lèvres, « en réa­li­té, dans mon quar­tier, la plu­part des gens dépendent de l’aide sociale. Mais per­sonne ne le dit vrai­ment.»

« Je voudrais devenir tailleur »

« Sauf qu’au bout d’un moment, on a besoin d’argent ! », se jus­ti­fie Marcel, comme pour s’excuser d’avoir cédé et d’être allé lui aus­si récla­mer de l’aide au Jobcenter. Mais hors de ques­tion d’être assis­té pour ce jeune de Marzahn. « Les conseillers nous poussent à être actif dans la recherche d’emploi, on n’est pas là seule­ment pour se lais­ser gui­der ». Marcel estime que l’aide finan­cière ver­sée par l’Etat est suf­fi­sante, « juste assez pour te for­cer à te bou­ger pour trou­ver un tra­vail ». Mais il déplore la len­teur de l’administration. « C’est par­fois dur de bou­cler les fins de mois en atten­dant des allo­ca­tions en retard. Comme par hasard, quand il s’agit de récu­pé­rer de l’argent ver­sé en trop, tout va très vite. »

L’accompagnement per­son­na­li­sé de Kids und Co. a fini par payer : Marcel a trou­vé une for­ma­tion en alter­nance, dans un maga­sin de prêt-à-porter pour hommes. Il com­mence dans deux semaines. Le jeune appren­ti va être for­mé à vendre, prendre des mesures, faire des retouches. Il se prend à rêver : « Je vou­drais deve­nir tailleur, faire des cos­tumes sur mesure ». Sa bou­tique est à Charlottenburg, à l’autre bout de Berlin. « Mais c’est nor­mal dans mon quar­tier de mettre une heure pour aller tra­vailler. Il y a du tra­vail sur place, à Marzahn, mais ce sont des petits bou­lots. »

Marcel est convain­cu que son appren­tis­sage débou­che­ra sur une embauche. Il peut désor­mais rêver à son futur, comme tous les jeunes de son âge. « Plus tard j’irai tra­vailler en France, pour la tour Eiffel ! ».

Travail enca­dré par Lise Jolly, Cédric Rouquette et Hélène Kohl.