Par Delphine Bernard-Bruls
Enquête de Mahaut de Butler et Delphine Bernard-Bruls

A Berlin — Kreuzberg
Publié le 17 février 2017

« Hallo », en alle­mand, « Merhaba » en turc, ou bien « Përshëndetje » en alba­nais. Les joueuses de la caté­go­rie U15 (moins de 15 ans) se saluent, sou­rire aux lèvres, en rejoi­gnant leur ter­rain d’entraînement. Au Türkiyemspor Frauen und Mädchen (qui se tra­duit « Turquie Sport femmes et filles» en turc) ber­li­nois, les natio­na­li­tés s’effacent au pro­fit de la tolé­rance et de l’ouverture. Cela fait de la divi­sion fémi­nine du club une « grande famille », explique Amadou Konde, l’un des coaches des U15. Cette men­ta­li­té reven­di­quée contraste avec le com­mu­nau­ta­risme de l’équipe mas­cu­line. Le club Türkiyemspor est deve­nu un pion­nier en matière d’association spor­tive d’immigrés. Des struc­tures homo­logues ont par ailleurs vu le jour, notam­ment à Amsterdam et Utrecht (Pays-Bas).

Le logo du Türkiyemclub, à l’en­trée du stade. Le dra­peau turc et l’ours emblème de Berlin se par­tagent l’affiche.

En 1978, les rues de Kreuzberg, quar­tier his­to­ri­que­ment turc de Berlin, accueillent un nou­veau club de foot­ball. Izmirspor est fon­dé par un groupe d’immigrés turcs arri­vés en majo­ri­té de la ville égéenne épo­nyme. En 1987, comme pour sym­bo­li­ser le mou­ve­ment d’ouverture, il est renom­mé Türkiyem­spor. Aujourd’hui en perte de vitesse, le club d’im­mi­grés le plus célèbre d’Allemagne vit sur un tout petit bud­get. Il est sur­tout finan­cé par quelques diri­geants d’entreprises Turcs de la pre­mière géné­ra­tion. La nais­sance en 2004 de la sec­tion fémi­nine a créé le renou­veau dont le club avait besoin.

Les travailleurs turcs appréciés mais laissés pour compte par les Allemands

Pour s’affranchir de la dif­fi­cul­té de l’allemand, les Turcs immi­grés inventent une nov­langue ultra-simplifiée: pas de pro­po­si­tions ni de verbes en fin de phrase. Le pre­mier comi­té de direc­tion du club fait face à des dif­fi­cul­tés d’intégration au sein d’équipes locales. Berlin et Ankara ont signé en 1961 un accord d’immigration de tra­vail: la main d’œuvre turque est « peu qua­li­fiée mais très sérieuse et appréciée des entre­prises alle­mandes », explique Jean Marcou. Spécialiste de la Turquie contem­po­raine à Sciences Po Grenoble, il rap­pelle que ces rela­tions cor­diales entre Turcs et Allemands dis­pa­raissent à l’extérieur de l’usine. Très vite, les Gastarbeiter (tra­vailleurs invi­tés) se réfu­gient dans un com­mu­nau­ta­risme rassurant.

Au coeur du quar­tier de Kreuzberg, le club accueille tous les amou­reux de foot­ball sans exception.

Trois géné­ra­tions d’immigrés plus tard, le club a conser­vé dans son ADN les valeurs d’ouverture à autrui et d’acceptation. Le pré­sident actuel, Murat Doğan, un grand bar­bu arbo­rant une queue de che­val négli­gée, éta­blit en 2004 une antenne fémi­nine de l’association. « Il vou­lait que tout le monde sans aucune excep­tion puisse venir jouer au foot » explique l’en­traî­neur Amadou Konde, Berlinois né de parents gui­néens. En 2016, une équipe de réfu­giés est inté­grée au com­plexe Türkiyemspor.

Emmitouflé dans son ano­rak aux cou­leurs du Türkiyemspor, le coach le cer­ti­fie : ici, c’est l’amour du foot­ball qui ras­semble. Ce tren­te­naire poly­glotte maî­trise le turc pour avoir « gran­di à Kreuzberg avec des amis Turcs », le fran­çais qu’il « parle à la mai­son » et deux dia­lectes gui­néens. Il est le sym­bole du mul­ti­cul­tu­ra­lisme du club et consi­dère l’entraînement des filles comme un moyen de leur insuf­fler son goût pour le vivre-ensemble.

« J’avais peur que tout le monde soit turc, et de ne rien comprendre »

Nicole, 14 ans, a rejoint l’é­quipe en 2012. L’identité par­ti­cu­lière du Türkiyemspor n’a pas déter­mi­né son choix : des quatre clubs du quar­tier, c’est le plus proche de chez elle. Cette fille de Polonais a sur­pris ses amis en choi­sis­sant un sport « de gar­çon ». « Comme nous toutes. Mais, et alors ? » se demande au même moment sa copine hilare, Siobhan, germano-irlandaise. Malgré son port altier et son mètre soixante-dix, Nicole confie avoir appré­hen­dé son arri­vée dans l’équipe: « J’avais peur que tout le monde soit turc, et de ne rien com­prendre. » La dizaine de natio­na­li­tés pré­sente au sein de l’équipe l’a ras­su­rée. De la Slovénie à la Grèce en pas­sant par la Turquie et l’Allemagne, le Türkiyemspor s’apparente à une map­pe­monde. « Les Turques jouent avec des Arméniennes sans pro­blème, confirme Amadou, sans se pré­oc­cu­per des conflits. »

 

Niovi, une Gréco-Allemande de treize ans, se réjouit aus­si de la mixi­té qu’offre le club. Elle per­met de « s’enrichir de nou­velles cultures », par l’intermédiaire de la musique ou la cui­sine. Lors des sor­ties au res­tau­rant, cha­cune a l’opportunité de faire décou­vrir des plats typiques de chez elle. Toutes les excuses sont bonnes pour aller vers l’autre et apprendre de lui. L’assistante-entraineur, ancienne semi-professionnelle de Regionalliga (ligue régio­nale), Annika, insiste: au-delà de l’apprentissage du foot­ball, ces filles doivent rece­voir « des leçons de vie ».

Merhaba, une revue turque, est dis­po­nible à la lec­ture pour les visi­teurs. La gazette offi­cielle du club est éga­le­ment édi­tée en turc.

La langue turque est le point de départ du rap­pro­che­ment des cultures au Türkiyemspor : la gazette du club est édi­tée en alle­mand et en turc, et cha­cune des filles parle quelques mots. Pour celles qui n’ont aucune ori­gine turque, ça s’arrête aux mots basiques tels que « amaç ! » (but !), « topu bana ver !» (passe-moi la balle !). Cela suf­fit à créer un sen­ti­ment d’appartenance à une com­mu­nau­té jusqu’alors peu connue.

La différence, une richesse « inestimable »

Plus jeunes, il pou­vait arri­ver aux jeunes filles du club de Kreuzberg de répé­ter des phrases xéno­phobes. Elles les enten­daient à la mai­son ou dans la cour de récréa­tion et n’en mesu­raient pas la por­tée. Aujourd’hui, c’est fini : « Elles ne mime­raient jamais plus un Asiatique en se bri­dant les yeux », assure Annika, bon­net vis­sé sur la tête. La dif­fé­rence n’est plus per­çue par les filles, aujourd’hui toutes ado­les­centes, comme une source de moque­ries mais comme une richesse « ines­ti­mable », appuie-t-elle.

Zerina, jeune Turco-Allemande, s’en­traîne aux exer­cices de pas­se­ments de jambes.

Il est « clair qu’elles n’auraient jamais tis­sé de telles rela­tions » en dehors du club, confirme Amadou. Certaines vont à l’école ensemble, mais le sport, col­lec­tif de sur­croît, crée une soli­da­ri­té qu’il estime rare. Zerina, plu­tôt timide, Turco-Allemande de qua­torze ans, prend un réel plai­sir à voir ses copines lui « poser des ques­tions sur la Turquie ».

Cet inté­rêt des filles pour la Turquie a pous­sé le pré­sident à orga­ni­ser un retour aux sources. En avril, toutes les filles et femmes du club pré­voient de décol­ler pour Izmir. En plus de ren­for­cer la cohé­sion du groupe, ce séjour leur per­met­tra de voir d’elles-mêmes d’où vient le Türkiyemspor. La jeune Zerina est impa­tiente à l’idée de voya­ger. Et elle voit déjà plus loin: à quand un voyage de groupe à Ljubljana, Varsovie ou Athènes ?

Travail enca­dré par Cédric Rouquette, Frédéric Lemaître, Hélène Kohl et David Philippot.