Par Louis Pillot
Enquête d’Evan Lebastard et Louis Pillot
À Berlin
Publié le 17 février 2017
“J’ai mis un an et trois mois à venir en Allemagne.” Rejoindre Berlin est la seule chose qui occupe l’esprit d’Omar, 25 ans, lorsqu’il fuit l’Irak à l’été 2015. Il compte les jours et énumère les pays traversés pour rejoindre la capitale allemande : la Turquie, la Bulgarie (où il est resté neuf mois), la Hongrie.
Omar atteint Berlin à l’été 2015, parmi les quelques 800 000 migrants accueillis en Allemagne. Le sourire qu’il arbore sans cesse tranche avec la difficulté de son parcours. Omar confie avoir choisi Berlin pour “vivre son futur libre et en paix”. Cette vision presque utopique de la capitale allemande est partagée par la dizaine d’autres réfugiés présents ce jour de février 2017, dans les locaux de l’association d’aide à la personne Moabit Hilft. Elle est située dans le quartier de Moabit, au centre-ville. “Hilft” signifie “Aide” en allemand. Le quartier abrite également le LAF (Office d’Etat pour les affaires des réfugiés), le service d’Etat censé prendre en charge les migrants à leur arrivée. C’est, là, à l’époque où il s’appelait le LAGeSo, que les asilés ont connu un nouvel obstacle. Ils se sont heurtés pour la première fois à la lenteur administrative de la capitale.
Mohamed, jeune Syrien, a lui aussi du fuir la guerre. Ses parents l’ont poussé à partir à l’été 2015. Comme Omar, il a choisi la ville-État en raison de la présence d’un ami. “Il habitait dans une ville à trois kilomètres de Berlin, témoigne Mohamed. Nous nous étions connus en Syrie, et il m’a accueilli chez lui après 17 jours de voyage”. Cheveux noirs, trapu, il est, comme l’Irakien, bénévole au sein de Moabit Hilft. Mohamed a rejoint l’association après avoir bénéficié de ses services, au plus fort de l’afflux des réfugiés en Allemagne. Mais être au coeur de la capitale n’a pas empêché Mohamed de passer presque une semaine dans la rue. Il raconte qu’après avoir déposé sa demande d’asile, il a “dormi dehors, devant le bureau du LAGeSo”.
“Ne pas donner d’ordre, c’est prendre une décision”
“Le 6 août 2015, près de 1500 réfugiés étaient assis par terre, juste après avoir fui leur pays, se souvient Christiane Beckmann, co-fondatrice de l’association Moabit Hilft. Il faisait 40 degrés, et il n’y avait qu’une source d’eau, qui n’était même pas potable.” Les images de cette situation chaotique ont fait le tour du monde. Elles n’ont pas empêché Angela Merkel de déclarer, en décembre 2015, que l’Allemagne “allait y arriver” (“Wir schaffen das !”). Plus d’un an plus tard, difficile de donner tort à la chancelière. Les gymnases qui accueillaient les asilés sont presque tous vides. Ils ont été rendus aux écoles. L’afflux de migrants s’est quant à lui tari. Selon Christiane Beckmann, ils seraient désormais “une vingtaine” par jour : “Je pourrais les rassembler dans mon salon !”
D’un ton presque théâtral, Christiane Beckmann montre son incompréhension sur la situation. “Comment est-il possible qu’en août 2015, nous ayons dû construire nous-mêmes un poste de secours, alors qu’il y’en avait deux au marathon de Berlin ?” Sa colère froide tranche avec la douceur dont elle fait preuve avec les réfugiés. Dans le couloir étroit de Moabit Hilft, elle a un mot pour chacun d’entre eux, souvent ponctué d’un rire sonore. L’association fournit, aujourd’hui, moins de besoins primaires qu’à l’origine. Christiane Beckmann parle plutôt “d’aide dans leurs démarches administratives”, ou de “cours de langue”. La dizaine de réfugiés présents se presse pourtant autour d’habits, dressés en piles énormes.
La co-fondatrice de Moabit Hilft critique cependant l’inaction du gouvernement. “Ne pas donner d’ordre, c’est aussi prendre une décision”, s’exclame-t-elle. “Et en parlant avec les autorités, on se rend compte que certaines choses ne sont délibérément pas arrivées.” Le SPD (Parti Social-Démocrate), au pouvoir dans la municipalité de Berlin depuis 15 ans, et la classe politique en général sont pointés du doigt. 20 milliards d’euros ont été dépensés pour l’accueil des nouveaux citoyens dans toute l’Allemagne, mais la critique subsiste.
“Dire que l’on n’a rien vu venir serait une erreur”
Le mea culpa n’est donné qu’à demi-mot par Daniela Kaya, porte-parole du SPD pour la politique d’intégration. Comme pour se rassurer, elle montre sur son téléphone des photographies de migrants postés devant le LAGeSo. Elle insiste sur le coffre d’une petite voiture, rempli de nourriture qui leur était destinée. “Berlin ressemblait aux grands camps du Moyen-Orient”, glisse-t-elle. L’assistante parlementaire reconnaît que “dire que l’on n’a rien vu serait une erreur”. Les divisions politiques de la coalition de l’époque entre le SPD et la CDU (Union Chrétienne-démocrate) apparaissent au grand jour. “Le groupe dont je faisais partie souhaitait mettre fin à la coalition”, rapporte Daniela Kaya.
Elle vise le sénateur de la santé et des affaires sociales Mario Czaja (CDU). Selon elle, il est le responsable des faillites de l’administration. Czaja est accusé d’avoir voulu maintenir une politique de dégraissage des fonctionnaires, un an avant une crise des réfugiés pourtant prévisible. Daniela Kaya l’accuse d’avoir “licencié plutôt que de chercher des solutions” aux manques administratifs de la capitale. Le sénateur, poussé à la démission en décembre 2016, n’est pourtant pas le seul coupable. Ces coupes ont débuté dès la réunification, en 1991. Elles se sont poursuivies depuis, y compris au début des années 2000, sous un mandat SPD. Les postes de fonctionnaires ont été réduits à 117 000 en 2014, contre 149 000 en 2004.
Ces économies ont eu pour effet d’embourber la capitale dans une lenteur administrative exacerbée : “Il faut un papier pour tout en Allemagne”, selon Daniela Kaya. Mohamed explique que pour obtenir un travail, “il faut passer par des cours d’intégration”, censés lui offrir un certificat. Il les commence à peine, un an et demi après son arrivée. Malgré un allemand presque parfait, il est cantonné au bénévolat au sein de Moabit Hilft. Son travail se résume à des travaux de traduction. Il confie vivre depuis un an et demi “dans un appartement à une pièce, avec trois personnes”. Difficile d’accéder au logement dans une ville où les prix s’envolent. Daniela Kaya rappelle, d’une seule voix avec ses opposants politiques, que “Berlin a besoin de logements sociaux”.
Offrir un “pont” aux réfugiés
Associations et politiques s’accordent pourtant : la situation s’est améliorée depuis 2015. Tous reconnaissent l’importance de l’aide spontanée des Berlinois. “La société civile à Berlin est très ouverte d’esprit et aidante, illustre Daniela Kaya. Il est impossible de voir les conservateurs prendre le pouvoir à Berlin. La culture politique est très différente de la Bavière par exemple, où les gens sont probablement plus fermés d’esprit.” Cela n’a pas empêché la région la plus riche d’Allemagne, qui accueillait près de 15% des réfugiés en 2015 (contre 5% pour Berlin), d’apparaître comme un modèle d’accueil. Le Länd de Munich bénéficie d’infrastructures d’accueil modernes, que Berlin ne possède pas. L’endettement de la capitale s’élevait, fin 2016, à près de 70 milliards d’euros.
La mission des autorités est désormais d’accompagner et d’offrir un “pont” aux réfugiés à la sortie des centres d’accueil, selon Christiane Beckmann. La capitale allemande aurait enregistré en 2015 près de 80 000 demandes d’asile, soit presque autant que la France toute entière. Elle a quasiment réussi à outrepasser le défi logistique, un an et demi plus tard. L’intégration des nouveaux citoyens redevient l’enjeu principal. Mohamed a appris l’allemand dans un gymnase, après avoir été forcé d’y passer neuf mois. Aujourd’hui, il a quasiment obtenu la meilleure note au test d’intégration. Bientôt, il va pouvoir commencer à chercher du travail. Même s’il ne sait pas encore quand.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Frédéric Lemaître et David Philippot
Remerciements particuliers à Pascal Thibaut