Par Juliette Perrot
À Berlin
Publié le 16 février 2017

Elles sont nées en RDA, portent le même pré­nom, font le même métier et ont des enfants du même âge. Pourtant, tout oppose Katrin et Katrin, deux mères de famille ber­li­noises. Dans un kin­der­ca­fé du quar­tier de Schöneberg, à l’ouest de Berlin, la pre­mière joue avec ses deux filles, Florentina et Filena. Ancienne jour­na­liste web pour le quo­ti­dien Berliner Zeitung, Katrin, allure spor­tive et gestes assu­rés, a inter­rom­pu sa car­rière à la nais­sance de son aînée, il y a trois ans. « Je n’ai jamais envi­sa­gé de mettre ma fille au jar­din d’enfants, pour moi c’était hors de ques­tion, s’emporte la jeune femme de 30 ans. On lui aurait impo­sé des règles à res­pec­ter, et ça l’aurait ren­due agressive. »

Cette convic­tion, Katrin se l’est for­gée à par­tir de sa propre expé­rience. « Je n’avais que vingt semaines lorsque ma mère a repris son tra­vail d’assistante sociale en RDA, se souvient-elle. A la gar­de­rie, nous étions obli­gés de faire la sieste et de finir nos assiettes. Nous étions les uns sur les autres, sou­mis à une orga­ni­sa­tion mili­taire. C’était hor­rible. » En atten­dant qu’elles aient l’âge d’entrer à l’école, Katrin passe toutes ses jour­nées avec ses deux têtes blondes. « On joue, on cui­sine, on chante… », énumère-t-elle, fière de leur épar­gner ce qu’elle a vécu enfant. Comme toutes les mères de famille de sa géné­ra­tion, la jeune femme reste influen­cée par l’é­du­ca­tion qu’elle a reçue du côté du mur où elle a grandi.

« Mes garçons ont leur propre vie et moi la mienne »

Dans un café de Prenzlauer Berg, fré­quen­té par des adultes cette fois, une autre Katrin, 40 ans, com­mande un latte et un crois­sant, sans lâcher des yeux son télé­phone. Cette mère de deux gar­çons, âgés de 2 et 7 ans, est jour­na­liste au ser­vice sport de la chaîne de télé­vi­sion publique alle­mande ZDF. Après la nais­sance de ses enfants, elle a refu­sé de mettre sa car­rière de côté. « En RDA, ma mère diri­geait un hôtel. Elle m’a ins­crite au jar­din d’enfants alors que je n’avais que deux mois, se souvient-elle. J’ai tou­jours su que je ferais la même chose avec mes enfants. »

Katrin, née en RDA, n’a jamais envi­sa­gé d’arrêter de tra­vailler après la nais­sance de ses deux petits garçons.

Indépendance finan­cière, épa­nouis­se­ment per­son­nel, assise pro­fes­sion­nelle : Katrin ne com­prend tout sim­ple­ment pas celles que l’on sur­nomme ici les « mères héli­co­ptères », qui gra­vitent en per­ma­nence autour de leurs enfants. Entre ses rendez-vous de la jour­née et ses soi­rées au bureau pour pré­pa­rer le pre­mier jour­nal du matin, elle est loin des 18,5 heures que les Allemandes passent en moyenne chaque semaine sur leur lieu de tra­vail. « Mes gar­çons ont leur propre vie et moi la mienne, défend-elle. Quand je suis au tra­vail avec mes col­lègues ou que je sors avec des amies qui n’ont pas d’enfants, je retrouve ma place de femme. C’est pour moi essentiel. »

A l’origine du choix oppo­sé des deux Katrin, une même expé­rience : leur enfance pas­sée en RDA dans les années 70, sous la poli­tique fami­liale mise en place par le Parti socia­liste uni­fié d’Allemagne. « Le gou­ver­ne­ment avait besoin de main‑d’œuvre et les femmes étaient réqui­si­tion­nées pour tra­vailler, rap­pelle Corinna Onnen, socio­logue et pro­fes­seure à l’université de Vechta. Il cher­chait éga­le­ment à édu­quer poli­ti­que­ment les enfants dès leur plus jeune âge, afin d’en faire de vrais citoyens socia­listes”. Cela se fai­sait par l’intermédiaire des jar­dins d’enfants où ils étaient pla­cés très tôt, loin de l’influence des parents. »

« En travaillant à temps plein, j’aurais le sentiment de passer à côté de quelque chose »

A la même époque, en RFA, le gou­ver­ne­ment cherche au contraire à sous­traire les enfants à toute influence exté­rieure à la cel­lule fami­liale. « C’était une réac­tion au nazisme et aux mou­ve­ments de jeu­nesses hit­lé­riennes », pré­cise Corinna Onnen. Les femmes de RFA étaient for­te­ment inci­tées à res­ter à la mai­son pour « tra­vailler » à être de bonnes épouses et de bonnes mères. Aucune struc­ture n’était dis­po­nible pour accueillir les enfants en dehors des horaires d’école.

Nicole, 45 ans, se sou­vient de ces années pas­sées à l’ouest du Mur, dans le quar­tier de Berlin-Tempelhof. « Ma mère m’a éle­vée à la mai­son les trois pre­mières années de ma vie, raconte-t-elle. J’adorais pas­ser du temps avec elle et cela m’a sûre­ment influen­cée dans la façon dont j’élève mes enfants aujourd’hui. » Professeure de bio­lo­gie dans une école pri­vée, Nicole a refu­sé de reprendre son tra­vail à temps plein après la nais­sance de son pre­mier enfant, en 2004. Aujourd’hui mère de trois filles et d’un gar­çon, âgés de 4 à 13 ans, elle redonne des cours depuis un an, à rai­son de 8 heures par semaine. Comme 69% des femmes en Allemagne, elle ne tra­vaille qu’à temps par­tiel. « Je pense que la meilleure façon d’élever mes enfants est de pas­ser du temps à la mai­son avec eux, assure-t-elle. On fait les courses ensemble, on cui­sine, on jar­dine. Cela me per­met de savoir tout de suite ce qu’ils aiment ou ce qu’ils n’aiment pas. En tra­vaillant à temps plein, j’au­rais le sen­ti­ment de pas­ser à côté de quelque chose. »

Nicole, éle­vée en RFA, ne tra­vaille que 8 heures par semaine pour pas­ser du temps avec ses quatre enfants.

Claudia, réa­li­sa­trice indé­pen­dante de 30 ans, a été confron­tée à ce dis­cours dès son arri­vée à Berlin ouest, il y a dix-sept ans. La jeune femme, née à Dresde en RDA et pla­cée très tôt en jar­din d’enfants par sa mère labo­ran­tine, a eu la sen­sa­tion de péné­trer dans un autre monde. « J’ai été vrai­ment sur­prise de voir com­bien les femmes de l’Ouest s’enfermaient dans un rôle tra­di­tion­nel de mères au foyer, alors que la plu­part étaient plus jeunes que moi », se remémore-t-elle. Lorsqu’elle cherche une gar­de­rie pour son fils Leonard, Claudia se tourne vers une « ini­tia­tive paren­tale », une struc­ture direc­te­ment gérée par les parents eux-mêmes. « Souvent, le soir, nous nous réunis­sions pour dis­cu­ter de l’organisation au sein de la gar­de­rie. Les femmes au foyer pre­naient leur rôle très à cœur et pou­vaient argu­men­ter des heures sur la per­ti­nence ou non de cui­si­ner avec des ali­ments bio. Je n’en pou­vais plus de ces dis­cus­sions. J’avais envie de dire : finissons-en, je tra­vaille moi ! »

En quit­tant l’Est avec ses deux enfants, Claudia a pris conscience du fos­sé qui la sépa­rait des mères de l’Ouest.

A l’Ouest, les mères au foyer. A l’Est, les mères qui tra­vaillent. Pour Ute Gerhard, socio­logue et pro­fes­seure à l’université Johann Wolfgang Goethe, cette vision binaire de la place des femmes dans la socié­té alle­mande a per­du de sa per­ti­nence aujourd’hui. « Les dif­fé­rences entre l’Est et l’Ouest étaient fla­grantes au début des années 90, mais elles dis­pa­raissent petit à petit, assure-t-elle. Aujourd’hui, beau­coup de mères de l’Ouest reven­diquent leur droit et leur désir de travailler. »

« J’ai trouvé un équilibre parfait entre ma vie de mère et ma vie de femme active »

Elena, 42 ans, fait par­tie de ces mères actives. En 2004, trois semaines après la remise de son diplôme d’architecte, elle donne nais­sance à sa pre­mière fille, Olga. Rebutée par l’informatique qui s’impose dans sa pro­fes­sion, cette native de RFA décide fina­le­ment de prendre la tête d’une fran­chise de vin avant de rache­ter une mer­ce­rie située en face de son appar­te­ment. « A l’Ouest, il est très impor­tant de res­ter avec ses enfants, et c’est vrai que cela compte pour moi, assure-t-elle, tout en ramas­sant ça et là les jouets épar­pillés dans son appar­te­ment. Mais j’ai quand même tou­jours vou­lu tra­vailler et je ne me vois pas y renon­cer, même si c’est par­fois un peu com­pli­qué avec sept enfants. » 

Olga, Jaspar, Yuris, Lugba, Agape et Gustav, âgés de 3 à 13 ans, ont tous fré­quen­té ou fré­quentent encore un jar­din d’enfants. Seule la petite der­nière, Philomène, accom­pagne sa mère chaque jour à la mer­ce­rie. « J’ai trou­vé un équi­libre par­fait entre ma vie de mère et ma vie de femme active, se satis­fait Elena. De toute façon, je n’aurais jamais pu choi­sir entre les deux. »

Elena, née à l’Ouest, refuse de choi­sir entre son tra­vail et l’éducation de ses 7 enfants.

Epanouissement au tra­vail, certes, mais sur­tout épa­nouis­se­ment per­son­nel : c’est ce que recherche Iris, mère d’une petite fille de 3 ans. Cette ancienne pro­fes­seure d’allemand, les che­veux bien arran­gés sous son serre-tête bleu, est née à Münster, où elle a été éle­vée par une mère au foyer. Jusqu’à la nais­sance de Dimitra, en 2014, elle don­nait régu­liè­re­ment des cours à des étu­diants étran­gers. « La pre­mière année avec ma fille a été dif­fi­cile, se souvient-elle. Je me sen­tais ter­ri­ble­ment seule. Je par­ti­ci­pais à des ses­sions d’activités orga­ni­sées pour les parents et les enfants, à des groupes de parole, des ate­liers… Je pre­nais tout ce qui me tom­bait sous la main. Mais à chaque fois, cela ne m’occupait que quelques heures par semaine. »

« J’ai l’impression de me perdre à force de rester à la maison avec ma fille »

Depuis peu, Iris accom­pagne tous les matins sa fille au jar­din d’enfants, puis retourne la cher­cher à 14 heures. « Lorsque nous ren­trons, elle me demande de jouer avec elle, sol­li­cite constam­ment mon atten­tion, soupire-t-elle. Or j’ai aus­si envie de faire des choses seule, et pas seule­ment le ménage ou les courses. J’ai l’impression de me perdre à force de res­ter à la mai­son avec ma fille. »

Iris, éle­vée à l’Ouest par une mère au foyer, reven­dique son besoin d’indépendance vis à vis de sa fille.

Plus ou moins conscientes du poids de l’histoire dans leurs tra­jec­toires per­son­nelles, celles qui se défi­nissent encore aujourd’hui comme des « filles de l’Est » ou des « filles de l’Ouest » ont par­fois des dif­fi­cul­tés à se com­prendre entre elles. A l’évocation de son homo­nyme, la volu­bile Katrin s’emballe : « En plus elle est jour­na­liste, comme moi. Alors vrai­ment je ne com­prends pas pour­quoi elle a déci­dé de s’arrêter pour éle­ver ses enfants ». Malgré leurs dif­fé­rences, les deux Katrin, Nicole, Claudia, Elena et Iris ont un point com­mun : elles sont la der­nière géné­ra­tion de mères nées de l’un ou de l’autre côté du Mur.

Travail enca­dré par Cédric Rouquette et David Philippot