Par Romain Lima
Enquête de Romain Lima et Célia Mebroukine
À Berlin
Publié le 17 février 2017
Leurs ordinateurs sont bardés d’autocollants contre la censure ou pour les lanceurs d’alertes. Hormis leur masculinité, c’est leur point commun le plus visible : ils défendent les mêmes causes. Les trois hackers berlinois que nous avons rencontrés sont de véritables hérauts de la libre circulation des informations. Loin des clichés associés à cette culture très implantée dans la capitale allemande, Michael, Markus et Ijon nous présentent chacun une manière différente de se dire hacker.
Michael Schmidt – l’apôtre du chiffrage
Révéler au plus grand nombre la « joie du code et de la cryptographie ». C’est ce que Michael Schmidt aime faire depuis six ans à Berlin. S’il a choisi de s’installer dans la capitale, c’est pour « sa culture spéciale », dit-il. « Ici c’est plus simple d’être étrange, les différences sont acceptées ». Ce cinquantenaire ne compte plus les choses différentes qu’il a pu faire dans sa vie.
Son quotidien désormais est de donner la journée des cours de programmation dans une école à la pédagogie alternative. Puis, plusieurs soirs par semaine, il organise bénévolement des cryptoparties. Deux-cent-cinquante à trois cents évènements de ce type ont été organisés à Berlin depuis deux ans que Michael Schmidt y participe. L’occasion pour lui de partager sa passion et ses idéaux. Ces évènements se déroulent dans des lieux allant d’un restaurant polonais du quartier de Wedding jusqu’à la c‑base, hackerspace mythique de Berlin. On y accueille aussi bien les experts que les non-initiés, qui souhaitent apprendre à garder privées leurs activités en ligne. Pour Michael, qui adore expliquer comment crypter ses mails, tout l’intérêt de ces cryptoparties est de « réveiller les gens ». Et ça marche : ces cours du soir assez spéciaux attirent parfois jusqu’à 80 personnes.
En cette soirée de février, Michael est l’un des trois experts présents dans le local dédié aux cryptoparties, situé en plein Kreuzberg. Il y expliquera pendant deux heures qu’utiliser une clé PGP, pour correspondre en toute confidentialité, n’est pas si difficile que ça en a l’air. PGP ? « Le meilleur système de chiffrement des mails », introduit d’emblée le hacker : « la NSA a estimé que pour casser un message chiffré avec ce système, il faudrait des millions d’ordinateurs, alimentés par l’équivalent de l’énergie que produit le soleil en une journée. » L’image est forte. Elle rassure les débutants.
Innover sans limites
Est-ce cela, être un hacker ? Apprendre le secret des codes ? Les casser ? Face à ces interrogations, un sourire malicieux apparait sous la fine barbe du professeur. Sa définition à lui démonte tous les clichés, et en premier lieu celui du hacker berlinois présenté dans la série américaine Homeland. On est loin du jeune à capuche planqué dans l’arrière-boutique d’un sex-shop, piratant la base de donnée de la CIA.
Un hacker pour Michael, c’est juste «quelqu’un qui utilise la technologie ou n’importe quoi d’autre dans un but différent de celui attendu à l’origine.» Un hacker se résumerait pour lui à quelqu’un « capable de fabriquer un fouet automatique avec une cuillère et une perceuse. » Il envisage le Web comme un lieu de complète liberté pour les internautes, où Facebook et Google agissent en toute transparence afin que les individus voient leur confidentialité entièrement garantie. Un monde où tout est accessible et modifiable à l’infini. Il défend, à travers cet engagement, ses idéaux de transparence, de partage des connaissances et de liberté.
À ses heures perdues, Michael est aussi écrivain, mais le hacker n’est jamais loin. Son premier roman — évidemment publié sur le net, en open source — s’intitule : 2064 — l’histoire des cypherpunks. Entre utopie et réalisme technologique, il y raconte l’histoire d’enfants qui découvrent, à travers un simulateur, comment internet est devenu ce que Michael rêverait qu’il soit. Un réseau sans surveillance, sans services payants, ni censure.
Markus Beckedahl – le défenseur des libertés numériques
Markus reçoit dans son bureau, affiche du journaliste politique de l’année 2014 bien en évidence. Cette affiche fait face à un poster d’Edward Snowden. Les deux témoignent du but poursuivi par Markus dans son travail : combiner l’expertise du hacker à l’impact du journaliste.
À la tête de Netzpolitik.org, et de sa rédaction comptant 12 journalistes, Markus Beckedahl combat la perspective d’une « société où chaque clic pourrait être utilisé contre [lui] ».
« Pour parler de régulation des technologies, encore faut il pouvoir les comprendre », affirme-t-il. Au quotidien, il s’agit pour lui d’éveiller les esprits sur les «menaces qui pourraient peser sur les libertés numériques ». Mais aussi de « pouvoir utiliser à notre avantage les données, d’écrire des algorithmes, et de combattre la surveillance en protégeant nos sources ».
Markus a exercé en 2010 un rôle d’expert « consultant » auprès des Verts, dans une commission d’enquête du Bundestag sur les libertés numériques. L’ancien jeune écolo aime faire le parallèle entre l’écologie et la protection des libertés numériques. Il y a trente ans, explique Beckedahl, « peu de gens triaient leurs déchets ou avaient conscience de la réalité du changement climatique, alors que dorénavant c’est une norme ». Pour le journaliste, il en va de même avec Internet. L’enjeu de la protection des données devrait connaître en Europe le même destin que celui de l’écologie : une utopie devenue évidence.
Informer à tout prix
En attendant, Markus ressent la pression de la surveillance des renseignements allemands. Au sein de sa rédaction, ils ont été plusieurs à faire l’objet d’enquêtes policières. Lui et un autre journaliste de la rédaction, Andre, avaient été poursuivis pour trahison en 2015, après avoir publié des documents classifiés. Ces documents prouvaient l’utilisation de systèmes de surveillance par les renseignements. Ils ont été les premiers journalistes depuis 1962 à faire l’objet de ce chef d’accusation : « En s’intéressant aux services de renseignement, on pouvait s’attendre à ce qu’ils nous observent eux aussi ».
Mais pas de crainte dans la bouche de Markus. Il est confiant quant à la capacité de l’Allemagne à maintenir une forte protection de la vie privée, malgré les aléas politiques : « On a quand même inscrit ça dans la Constitution ! Il y a une grande majorité d’Allemands en faveur de la protection des droits numériques. Et ni le gouvernement ni les entreprises ne peuvent faire ce que bon leur semble : il y a des garde-fous. » Markus Beckedahl est l’un d’entre eux.
Ijon – Le bidouilleur créatif
Johannes, ou Ijon — prononcez « iyon » — se présente comme un hacker « généraliste. » Pas vraiment limité au domaine de l’informatique, lui navigue entre relations publiques, organisation de conférences, jusqu’à la fabrication d’une table dotée d’un miroir tactile. Il offre ses services en freelance, et cherche à chaque occasion à « penser en dehors des carcans. » Cela signifie pour lui « repousser les limites, prendre des initiatives pour trouver de nouvelles solutions à tout type de problèmes. »
Sur son site internet personnel, le ton est donné d’emblée. Après avoir listé toutes ses compétences, il demande à « être challengé. » L’esprit d’initiative ferait selon lui le bon hacker. Et à Berlin, les occasions de prendre des initiatives ne manquent pas pour le jeune homme de 29 ans. Dès son arrivée dans la capitale en 2010, en provenance de Basse-Saxe, Ijon a joint le projet Freifunk. Il permet aux habitants d’utiliser Internet gratuitement, grâce à un réseau déployé bénévolement. En contribuant à ce projet d’un réseau WiFi décentralisé, gratuit et libre, Ijon s’est intégré à la grande famille des hackers berlinois. Il n’est pas membre du Chaos Computer Club, mais se sent comme chez lui à la c‑base, hackerspace où se réunissaient les contributeurs du projet. Il y fabrique maintenant certaines de ses machines, dont notamment la «vacuum forming machine » : un moule de feuilles plastiques.
Cette dernière réalisation, il en est tout particulièrement fier. Elle lui permettra de rénover à moindre coût les murs et décorations du hackerspace berlinois. Lui et une amie, Ihmis-Suski, ont réussi à fabriquer avec 1050€ l’équivalent d’une machine qui coûte 10.000€ dans le commerce. C’est ça aussi l’esprit des hackers, d’après Ijon : ne pas être « uniquement des consommateurs », mais aussi réussir à construire soi même ce dont on a besoin.
Hacker, c’est contrôler
Il en va de même dans le monde numérique. Lui qui est très attentif à son image utilise avec parcimonie les réseaux sociaux. N’apparaissant que sous pseudonyme sur Twitter, n’utilisant Facebook que pour faire la promotion de ses projets, il en reste convaincu : «Tout le monde peut faire son propre site Internet, créer sa propre application, sa propre plateforme. Le principal est de le vouloir, mais tant que les gens seront trop feignants pour chercher comment faire, on ne pourra pas les aider. »
Fervent supporter des logiciels libres et de la libre circulation des informations, il a contribué à la création d’un système permettant aux marins d’échanger en permanence des données de navigation et d’y avoir accès librement. Un projet nommé Hackerfleet, monté avec des amis mais qui avait finalement pris l’eau. En cause ? Les conditions inacceptables des investisseurs, qui souhaitaient avoir accès aux données recueillies avant même qu’elles ne soient entre les mains des marins.
Ce besoin de contrôle caractérise Ijon. Des objets du quotidien, jusqu’à ses données privées, en passant par ses mots. C’est ça aussi être un hacker : savoir organiser le chaos et en faire quelque chose d’utile à tous, sans compromis.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Hélène Kohl et David Philippot