Par Juliette Mauban-Nivol
Enquête de Juliette Mauban-Nivol et Marie Moussié
À Berlin
Publié le vendredi 17 février 2017
« Oskar, on voudrait parler de toi sur internet. Tu es d’accord ? ». Tanja Meier, institutrice berlinoise, demande la permission à son fils de 6 ans qui griffonne à quelques pas. Un grognement d’indifférence entre deux sucreries et l’interview peut commencer. Oskar grandit dans un environnement où son avis et ses désirs sont pris en compte régulièrement. Ils sont le centre des préoccupations au sein de son foyer mais aussi dans le système éducatif de la petite enfance.
Quand le pédopsychiatre allemand Michael Winterhoff a publié Pourquoi nos enfants deviennent des tyrans, en 2008, l’ouvrage s’est vendu à plus de 450 000 en Allemagne. Classé quatrième best-seller au classement annuel du magazine Der Spiegel, il a fait de son auteur un invité privilégié des talk-shows. Le message de l’ouvrage a touché sa cible : les enfants sont pris pour des « adultes miniatures » dont les caprices seraient le reflet de leur forte personnalité. L’absence de limites initialement pratiquée ferait d’eux des adolescents incapables d’avoir une relation saine avec un environnement qui les limite. De quoi expliquer l’expression germanique « Rabenmutter » (littéralement « mère corbeau »), utilisée péjorativement en Allemagne pour parler d’une mère qui réprimande trop son enfant. À l’inverse, Tanja laisse Oskar dormir avec elle s’il le demande et manger des bonbons en pyjama à onze heures et demie du matin.
“Interrompre un enfant dans son jeu ne se fait pas”
Les expatriés français en Allemagne sont frappés par cette souplesse à l’égard des enfants, profondément ancrée dans les moeurs. Mais loin d’être signe de faiblesse ou de désengagement parental, elle s’appuie sur une haute estime de l’individu. Tanja Meier, à l’instar de nombreux parents allemands, considère que les bébés naissent avec « une personnalité complexe que les contraintes ralentissent dans son déploiement, voire étouffent dans l’oeuf ». Cette déférence conduit à les traiter à l’opposé d’un petit Français que l’on habitue à la frustration, subordonne à l’autorité des adultes et pousse aux contacts étrangers. Jean Lutun, instituteur à la Bilingual School of Berlin, a eu l’occasion d’enseigner en France et au Royaume-Uni. Il remarque des différences majeures : « En Allemagne, interrompre un enfant dans son jeu pour qu’il vienne dire bonjour aux invités ne se fait pas ».
Pour la Berlinoise Annette Salomon, garder le bambin le plus tard possible dans un environnement peu contraignant, c’est-à-dire à la maison avec sa mère, « permet de préserver toutes les facettes de son individualité en devenir ». La maman se réjouit d’avoir interrompu sa carrière d’hôtesse de l’air pendant un an et demi quand elle a eu son fils unique. « C’est le temps que Florian avait besoin de passer avec moi avant de se retrouver aux soins une nounou », assure-t-elle. Elle répète cette information une seconde fois en Allemand afin que Florian, 13 ans, n’en perde pas une miette.
La sociologue française installée à Berlin Béatrice Durand ne va pas jusqu’à parler de « permissivité à l’Allemande ». Interrogée sur l’origine du stéréotype, elle évoque le mouvement anti-autoritäre erziehung (éducation antiautoritaire), un mouvement libertaire de la fin des années 60 en Allemagne. Les idées sous-tendues : la pédagogie communiste des années 20 aurait fourni le terreau du nazisme et son ultra-autoritarisme. Il fallait désormais abolir les relations de pouvoir entre les enfants et leurs éducateurs.
« Parler avec l’enfant et pas à l’enfant »
Béatrice Durand affirme que la situation a beaucoup changé depuis la fin du XXème siècle et que la permissivité n’est plus le bon mot. « En fait, ils essaient moins de normer le comportement des tout-petits. Ils ont plus de difficultés à interdire quelque chose sur simple invocation des bonnes manières ; ils ne justifient pas leurs ordres par ”parce que c’est comme ça” mais s’efforcent d’expliquer. Ce n’est pas anti-autoritaire, c’est une pédagogie à la Françoise Dolto ». Puisque « l’enfant est une personne », « il faut parler ”avec” avec lui et pas seulement ”à” lui », a professé la pédopsychiatrie française (Tout est langage - F. Dolto, 1994).
Une pédagogie beaucoup plus ouverte sur le ressenti, l’émotionnel et le relationnel, a été appliquée en Allemagne au sein des structures de la petite enfance au début des années 2000. Ce changement de mentalité a permis au pays de gagner dix places dans le classement PISA de l’OCDE, le programme international pour le suivi des acquis des élèves, entre 2000 et 2009.
Les efforts majeurs ont été faits au sein des « kindergärten », structures privées à mi-chemin entre nos crèches et l’école primaire. Les enfants s’y rendent jusqu’à 6 ans. « Ils y jouent beaucoup, apprennent la vie en collectivité et la résolution des conflits, des choses qui viennent en France de façon thérapeutique », explique Béatrice Durand. S’ensuit l’école primaire, de 6 à 10 ou 12 ans, en fonction du niveau de l’enfant. Les enseignements y sont constitués à moitié d’un tronc commun et à moitié d’ateliers créatifs à la carte, effectués en petits groupes. Une façon de « prendre en compte les différences de nature et de niveau des élèves », selon l’institutrice Tanja Meier.
À l’école, « on voulait que j’aie une opinion »
Le souci de la particularité des élèves subsiste encore plus tard, au collège et au lycée. Konstanze Keilholz, allemande de 28 ans en thèse d’économie à Berlin, a passé l’année de sa première à Lyon dans un lycée catholique privé. Regard fixe, élocution rythmée et gestes explicatifs, la jeune femme sait capter l’attention. Elle se souvient qu’en France on « [lui] a fait apprendre par coeur les dates d’entrée des pays dans l’Union européenne » alors qu’« en Allemagne, on attend surtout une opinion sur l’intégration de la Turquie ». Elle admet que cette différence d’enseignement « moins flagrante » qu’à l’école primaire. En Allemagne, elle a appris une chose : « La pression du groupe n’a sur toi que le pouvoir que tu lui donnes. En l’oubliant et en étant toi-même, tu te sens mieux intégré ».
L’aisance relationnelle et la facilité à parler de soi de Konstanze se retrouvent chez les plus jeunes. Ludwig Keilholz, bachelier de 18 ans, fait ses toutes premières expériences professionnelles hors des murs de son lycée privé berlinois. Il raconte avec un sourire extatique les trois jobs qui, en six mois, lui ont déjà permis de « faire autant de nouvelles erreurs ». « Je m’apprête à commencer le quatrième, raconte-t-il sous le regard attentif de sa mère Klaudia. Je voudrais multiplier les environnements différents, j’ai hâte d’apprendre à me connaitre ». Klaudia, nullement inquiète à l’idée que son fils n’étudie pas, le pointe du doigt d’un ton grave et ému : « Tu sais que je crois en toi ! ».
Ludwig remercie sa mère pour lui avoir inculqué cet état d’esprit. L’école lui a aussi permis de devenir, suppose-t-il après une dizaine de seconde de réflexion : « adaptable, autonome et polyvalent ». Il se souvient qu’« il n’y fallait pas réussir, il fallait faire ». L’effacement de la notion d’échec lui permet « de faire beaucoup plus de choses et de [se] sentir à l’aise dans [son] imperfection ». Ne doute-t-il jamais de lui ? Dans un sourire espiègle il confie son secret : « fais semblant jusqu’à ce que ça marche. ». Dans son anglais parfait : « fake it until you make it ».
Travail encadré par Cédric Rouquette et David Philippot