Par Ugo Marseille
Enquête de Victoire Chevreul et Ugo Marseille
Photo de “une” : Andreas Nowak/Flickr
A Berlin
Publié le 17 février 2017
La ministre de la Défense, Ursula von der Leyen, est en visite en Lituanie le 7 février. Les soldats de la Bundeswehr s’y déploient au sein d’une force conduite par l’OTAN, en réaction aux provocations russes. Au moment de s’envoler pour Berlin, l’avion de l’armée qui transporte la ministre reste cloué au sol, victime d’une avarie sur l’un de ses moteurs. L’anecdote peut prêter à sourire, mais elle est révélatrice de la situation de la Bundeswehr. Malgré une volonté de redevenir une grande puissance militaire, l’Allemagne n’a pas les moyens de ses ambitions.
La Bundeswehr s’est mobilisée sur plusieurs théâtres de guerre à travers le monde depuis le début des années 1990 : Somalie, Kosovo, Afghanistan… En février 2017, les soldats du Bundestag sont présents au sein de quinze missions à travers le monde. Plus de soixante-dix ans après la chute du Reich, nombre d’Allemands répugnent à voir leur armée s’engager sur de nouvelles zones de guerre.
L’engagement de la Bundeswehr aux côtés de la France au Mali cristallise les craintes, notamment à gauche. La presse prédit “un nouvel Afghanistan”, où 54 soldats allemands ont trouvé la mort depuis 2002. La campagne afghane a marqué une prise de conscience pour les combattants, une bascule entre les actions humanitaires et militaires. Après avoir subi le feu des talibans, ils ont découvert à leur retour que nombre de leurs compatriotes ignoraient qu’ils avaient pris part à des combats. “Les gens et les médias ont refusé de voir la vérité en face”, estime Burkard Dregger. Le porte-parole de la CDU (Union Chrétienne Démocrate), spécialiste des questions de sécurité et de police, juge sévèrement ses compatriotes. “Nos soldats se sont battus en Afghanistan, reprend-il. Personne n’a souligné le fait qu’ils risquaient leur vie au quotidien”.
L’Histoire, une ombre qui plane
Karsten*, qui a pris part à l’opération afghane, s’est installé dans une ville paisible de Saxe. Ce grand gaillard aux bras tatoués et à la carrure de rugbyman garde de son retour au pays un souvenir amer. “Les cercueils revenaient en Allemagne, il y avait des cérémonies militaires, mais personne n’expliquait aux gens ce que l’on faisait là-bas, regrette-t-il. Un vrai manque de respect”. Ces interventions en territoire étranger se heurtent toujours à l’incompréhension d’une partie de la population. “Il y a des camarades qui se font cracher dessus s’ils sortent en uniforme dans la rue. On m’a déjà dit : “Vous êtes des tueurs !””.
La Bundeswehr n’a pourtant plus rien à voir avec la Wehrmacht du régime nazi. L’armée est soumise au Parlement. Le Bundestag a, lui seul, le pouvoir de déployer la Bundeswehr en opération extérieure. “On a essayé d’apprendre du nazisme, reprend Karsten. On voulait une armée du Parlement, du peuple. Mme Merkel ne peut pas envoyer l’armée en mission.”
Dans son showroom, planté aux abords de la Banhof Friedrichstrasse, à Berlin, l’armée fait campagne pour recruter. Mannequins aux vêtements impeccablement repassés, maquettes de navires et jeunes militaires avenants attendent les visiteurs. Le combat et la mort sont loin. Johannes Jestram est là pour renseigner les aspirants. Le lieutenant de 25 ans admet que les militaires souffrent encore d’un déficit de popularité. “Nous avons une histoire très spéciale avec l’armée, avance-t-il prudemment. Beaucoup d’Allemands sont très critiques avec la Bundeswehr et nos opérations extérieures. Beaucoup de gens ne nous aiment pas. Ils manifestent parfois contre nous”.
“D’un extrême à l’autre”
Malgré les importants garde-fous que prévoit la loi, la présence des uniformes allemands sur des théâtres de guerre à l’étranger agite le Bundestag. “Il y a des questions en suspens, expose Burkard Dregger. Pouvons-nous utiliser notre armée dans d’autres parties du monde ? Et surtout, est-ce couvert par la Constitution ? Après que l’Allemagne se soit réarmée, nous avions décidé de construire une armée de défense, pas pour attaquer qui que ce soit. Nous voulions éviter cela pour toujours. La responsabilité allemande dans la Seconde Guerre mondiale était si évidente, et les conséquences si terribles, que nous sommes passés d’un extrême à l’autre”.
Le début de la mission afghane a suivi ce schéma. “Nos soldats patrouillaient sans casques, sans tanks, détaille Dregger. Ils marchaient simplement dans les rues. L’idée de départ était de bâtir des écoles et des installations pour acheminer l’eau vers les villages”. Déployés dans le nord du pays, les soldats allemands ont rapidement été confrontés à des attaques des talibans contre leurs positions. Rattrapés par la réalité du terrain. “Une fois, la patrouille que je devais relayer était en retard de deux minutes, raconte Karsten. Entre temps, un véhicule chargé d’explosif s’est fait sauter à l’entrée du camp. Si la patrouille n’avait pas été en retard, j’aurais été à cet endroit-là”.
La Bundeswehr tente, depuis sa création en 1955, de mettre en avant une image pacifiste. “Nous n’avons pas d’armes nucléaires, biologiques ou chimiques. Pendant la guerre froide, nous n’avons pas tiré un coup de feu ailleurs qu’à l’entraînement. La mentalité de mes concitoyens est en train d’évoluer, veut croire Burkard Dregger. Ils réalisent que notre armée peut être une partie de la solution dans la résolution de conflits”. Il n’est cependant pas question de basculer dans une politique va-t-en guerre face aux changements du monde. “Il est très important d’y réfléchir à deux fois avant d’utiliser notre puissance militaire”, tempère le parlementaire.
L’Europe au coeur de la politique militaire allemande
La politique de Berlin demeure très centrée sur la coopération européenne, et cela concerne aussi l’armée. La Bundeswehr reste également une importante force d’appui pour l’OTAN. Les Allemands, déployés dans les pays baltes, surveillent notamment les agissements de la Russie. “Il serait naïf de penser que la Russie n’est pas une menace, assène Dregger. Nous ne pouvons pas simplement demander aux Américains de nous défendre”. Pour lui, l’Union européenne doit s’engager de manière plus active pour protéger ses Etats-membres. Avec près de deux millions de militaires et un budget de 186 milliards d’euros en 2013, l’Agence européenne de défense possède une force de frappe unique au monde. Aucun Etat n’entretient autant de combattants professionnels.
Mais la population allemande peine toujours à réaliser que le rôle de son armée autour du globe évolue. “Ceux qui viennent s’engager, quel que soit leur âge, ne se voient pas en soldats, constate Daniel Fischer, capitaine et recruteur. Ils veulent rester ici, à Berlin. Pour beaucoup d’entre eux, c’est un problème de quitter leur ville d’origine”. Burkard Dregger dresse le même constat, vaguement halluciné. “Les gens pensent que la liberté et la démocratie sont garanties, parce qu’ils ont grandi avec. Ils doivent comprendre ce qui nous menace. Le soldat moyen est naïf. Il veut avoir un travail, gagner de l’argent et rentrer chez lui le week-end. Il ne réalise pas ce que c’est que la guerre”. Au showroom de la Friedrichstrasse, Johannes Jestram ne cache pas la réalité du métier de soldat aux visiteurs. “Lorsque des jeunes paraissent trop enthousiastes, on leur explique que ce n’est pas un jeu vidéo en ego shooter (le joueur incarne un tireur), c’est la vie réelle. On leur présente ce qui peut leur arriver dans le pire des cas. Ils peuvent être blessés, torturés ou même tués.”
Face à un monde de plus en plus instable, Burkard Dregger souhaite voir l’Allemagne se renforcer militairement. “Les gens sont inquiets face au Brexit, l’instabilité de la France, Poutine, Trump… Nous avons besoin d’une armée capable d’intervenir à l’extérieur, aller dans un pays, remplir une mission, et rentrer. Nous avons besoin d’une armée parce que nous avons besoin de sécurité”. En attendant, l’Allemagne a choisi en début d’année de multiplier par sept ses effectifs au Mali, passant de 150 à 1000 hommes. Même s’ils n’ont pas encore pour mission de partir au combat, les soldats de la Bundeswehr ne sont plus condamnés à jouer aux cartes dans leurs casernes.
*Le nom a été modifié.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Frédéric Lemaître, David Philippot et Hélène Kohl