Par Mahaut de Butler
Enquête de Mahaut de Butler et Delphine Bernard-Bruls
A Berlin
Publié le 17 février 2017

Cem Özdemir ne mon­te­ra désor­mais dans un taxi qu’avec vigi­lance. Le lea­der des Verts, can­di­dat à la chan­cel­le­rie, est aus­si le poli­ti­cien d’origine turque le plus célèbre d’Allemagne. Pour avoir fait voter au Bundestag une réso­lu­tion recon­nais­sant le  géno­cide armé­nien en juin 2016, il est aus­si le plus détes­té chez une par­tie de ses com­pa­triotes ins­tal­lés outre-Rhin. Parmi eux, des chauf­feurs de taxi, qui ne se sont pas pri­vés de lui faire com­prendre ce qu’ils pen­saient de sa “tra­hi­son”, avec force menaces et coups d’accélérateur.

Ce fait divers révèle les ten­sions au sein de la com­mu­nau­té turque d’Allemagne. Ses 3 mil­lions de membres sont majo­ri­tai­re­ment favo­rables à l’AKP (par­ti Justice et déve­lop­pe­ment), le par­ti du pré­sident Recep Tayyip Erdoğan élu en 2014. Lors des der­nières élec­tions en novembre 2015, 60% des votants turcs expa­triés en Allemagne se sont pro­non­cés pour l’AKP. Mais l’autoritarisme de l’homme fort de Turquie inquiète, d’au­tant que l’Union euro­péenne est liée au régime par le pacte sur les réfu­giés. Sa popu­la­ri­té dans la dia­spo­ra turque est mal com­prise par le reste de la popu­la­tion allemande. 

Erdoğan : Turkey is back

Recep Tayyip Erdoğan a rani­mé la fier­té du peuple turc. “Il a redon­né confiance aux gens,” déclare Bekir Yilmaz. Le pré­sident de la puis­sante orga­ni­sa­tion Türkische Gemeinde zu Berlin (Communauté turque de Berlin, TGB), qui touche près de 100 000 per­sonnes, est bien pla­cé pour prendre le pouls de la dia­spo­ra de la ville. A ses yeux, pen­dant 80 ans, la Turquie est res­tée au seuil de l’Europe dans l’attente d’une porte qui s’ouvre. Or depuis qu’Erdoğan est au pou­voir, le pays s’est déve­lop­pé éco­no­mi­que­ment, et ses exhor­ta­tions patrio­tiques ont réveillé une popu­la­tion main­te­nue dans les couches sociales les plus basses de la socié­té allemande.

Recep Tayyip Erdoğan (Flickr)

De nom­breux Turcs sont ren­trés au pays depuis le début des années 2000, ajoute Bekir Yilmaz. Ils sont 30 000 à repar­tir chaque année, atti­rés par les oppor­tu­ni­tés d’une car­rière plus rapide, dans la construc­tion ou les nou­velles tech­no­lo­gies. Ahmet Daskin, res­pon­sable médias de la fon­da­tion Dialog und Bildung (Dialogue et édu­ca­tion) à Berlin, confirme : “Erdoğan a dit, ‘vous êtes aus­si impor­tants, vous êtes nos conci­toyens, nous pre­nons vos pro­blèmes au sérieux’. Est-ce qu’il a vrai­ment fait des efforts concrets ? J’en doute, mais ces gens ont eu le sen­ti­ment d’être pris en compte : ‘vous n’êtes plus les fils per­dus, vous êtes une par­tie d’entre nous.’”

A 30 ans, Ahmet Daskin est un modèle de réus­site. Né en Turquie, éle­vé dans une famille ouvrière à Francfort, le jeune homme par­tage aujourd’hui son temps entre ses études et son tra­vail à la fon­da­tion, dans le quar­tier chic de Mitte. Un par­cours exem­plaire que pour­raient lui envier de nom­breux jeunes issus de l’immigration turque.

Erdoğan séduit notam­ment les jeunes géné­ra­tions parce qu’il leur apporte une iden­ti­té qu’ils n’ont pas dans la socié­té alle­mande, explique Lars Leszczensky, cher­cheur en socio­lo­gie au Centre euro­péen d’études sociales de Mannheim. “Beaucoup de jeunes Turcs sont reje­tés par les Allemands “de souche”. Il est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile pour eux de réus­sir à l’école ou dans le monde du tra­vail, c’est donc dur de bâtir une confiance vis-à-vis de la socié­té dans laquelle ils vivent”. Il tem­père cepen­dant les por­traits par­fois alar­mistes de la jeu­nesse immi­grée dans les médias alle­mands : “Il ne faut pas exa­gé­rer, il y a un fort atta­che­ment à la Turquie, mais beau­coup d’entre eux s’identifient aus­si comme Allemands.” 

La diaspora turque, des électeurs à conquérir

Cette poli­tique de séduc­tion des immi­grés turcs s’inscrit dans une vraie stra­té­gie du pou­voir pour mobi­li­ser la dia­spo­ra. Jean Marcou, spé­cia­liste de la Turquie, explique qu’Erdoğan y voit une source d’électeurs : “Depuis que l’élection pré­si­den­tielle se fait au suf­frage uni­ver­sel, chaque élec­tion voit grim­per la par­ti­ci­pa­tion des expa­triés turcs : la pre­mière il y eu 10%, contre pas loin de 50% en 2015.” En 2011 et en 2014, Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, était même venu tenir des mee­tings en Europe. Il avait atti­ré des mil­liers de per­sonnes. Lors de l’une de ces per­for­mances contro­ver­sées, il avait qua­li­fié l’assimilation de “crime contre l’humanité”.

Affiche pour un mee­ting don­né par Erdogan à Dusseldorf en 2011 ©pfat­ter

Sur les 3 mil­lions de per­sonnes que compte la com­mu­nau­té turque, plus d’1,5 mil­lion n’a pas la natio­na­li­té alle­mande et ne peut donc pas par­ti­ci­per à la vie poli­tique de son pays d’accueil. Ce chiffre mas­sif se jus­ti­fie par les strictes condi­tions d’accès au sésame. Jusqu’en 2014, il fal­lait renon­cer à sa natio­na­li­té d’origine pour deve­nir alle­mand. Un sacri­fice trop grand pour de nom­breux étran­gers, explique Canzel Kiziltepe, dépu­tée SPD de la cir­cons­crip­tion Kreuzberg-Friedrichshain à Berlin : “On ne peut plus faire cer­taines choses si on perd la natio­na­li­té turque : cela devient plus dif­fi­cile d’acheter un ter­rain, les règles d’héritage changent…”. L’accès à la double natio­na­li­té sous cer­taines condi­tions a été voté par la grande coa­li­tion (qui ras­semble le SPD et la CDU-CSU) en 2014, mais à l’approche des élec­tions du Bundestag en sep­tembre pro­chain, de nom­breux conser­va­teurs de la CDU veulent reve­nir des­sus. Une option pour le moment refu­sée par Angela Merkel. 

L’Allemagne n’a pas accueilli ses immigrés”

Si l’appel du pied d’Erdoğan à la com­mu­nau­té turque fonc­tionne si bien, c’est aus­si parce que l’Allemagne n’a com­men­cé à inté­grer ses immi­grés que très récem­ment. Les tra­vailleurs turcs arri­vés entre les années 1960 et 1980 por­taient le nom de Gastarbeiter, autre­ment dit “tra­vailleurs invi­tés”. Pour les Allemands, il n’était pas ques­tion d’immigration pro­lon­gée mais d’un simple séjour. Mais les Gastarbeiter se sont construits une famille, un foyer, une vie sociale en dehors de l’usine.

Pourtant, il a fal­lu attendre la coa­li­tion de GerHard Schröder entre la gauche et les Verts à la fin des années 1990 pour lan­cer une véri­table poli­tique d’intégration. Jusqu’en 1993, le pro­gramme de la CDU pro­cla­mait encore que l’Allemagne n’était pas une terre d’immigration. “L’Allemagne n’a pas accueilli ses immi­grés” assène Ahmet Daskin, de la fon­da­tion Dialog und Bildung. Résultat, les des­cen­dants des pre­miers Gastarbeiter sont encore ras­sem­blés dans les mêmes quar­tiers, et notam­ment celui de Kreuzberg à Berlin.

Cansel Kiziltepe, 41 ans, y a gran­di avant d’y faire de la poli­tique. Elle raconte que lorsque les tra­vailleurs turcs sont arri­vés à Berlin, ils ont été obli­gés de s’installer dans ce quar­tier au coeur de la ville, alors par­ti­cu­liè­re­ment défa­vo­ri­sé. Aujourd’hui, 40% des habi­tants de sa cir­cons­crip­tion ont un pas­sé migra­toire et l’école pri­maire de son enfance ne compte que des élèves issus de l’immigration. Baignant quo­ti­dien­ne­ment dans leur langue mater­nelle, beau­coup d’enfants maî­trisent mal l’allemand. Les parents de la dépu­tée tra­vaillaient toute la jour­née : une “chance” pour elle de sor­tir de la bulle familiale. 

Checkpoint Ali”, dans le quar­tier de Kreuzberg, où vivent beau­coup de Turcs de Berlin

La taille de la popu­la­tion turque contri­bue à expli­quer cette sépa­ra­tion : avec 200 000 per­sonnes, Berlin est la ville qui compte le plus d’habitants turcs à l’extérieur de la Turquie. Le reste de la dia­spo­ra est sur­tout concen­tré dans les régions indus­trielles de l’ouest du pays. “Dans beau­coup de villes alle­mandes il y a de grandes com­mu­nau­tés qui se serrent les coudes, explique Lars Leszczensky. C’est plus facile de ne pas apprendre l’allemand que si vous être le seul repré­sen­tant de sa natio­na­li­té”. Cet iso­le­ment favo­rise aus­si l’attachement au pays d’origine. “Pourquoi n’avons-nous pas réus­si à faire en sorte que les jeunes qui ont été éle­vés ici ne s’intéressent pas à ce pays mais à Erdogan ? Ce n’est pas le pro­blème de ces jeunes, c’est le pro­blème de cette socié­té qui leur a fer­mé ses portes”, juge Bekir Yilmaz.

Les immi­grés turcs se sont donc orga­ni­sés de manière auto­nome. “C’est un vrai corps social avec ses pla­te­formes et ses ins­tances de repré­sen­ta­tion”, note Aimie Bouju, doc­to­rante en science poli­tique. Des dizaines d’associations créées par des Turcs tra­vaillent à l’échelle locale dans l’intérêt de la com­mu­nau­té. Leur action se concentre sur­tout dans l’éducation, le conseil juri­dique, fis­cal, l’aide aux parents. La Türkische Gemeinde zu Berlin (TGB) cha­peaute à elle seule 180 associations.

Ses locaux sont situés au coeur du quar­tier turc, en haut d’un esca­lier déca­ti en face de la Kottbusser Tor. Dans la salle d’attente, des pros­pec­tus en turc et en alle­mand pro­posent de l’aide pour cher­cher un tra­vail, donnent les nou­velles locales, annoncent des voyages orga­ni­sés. Ces asso­cia­tions qui jouent un rôle pri­mor­dial sont sou­vent poli­ti­que­ment mar­quées, à l’instar de la fon­da­tion où tra­vaille Ahmet Daskin : elle est affi­liée au mou­ve­ment Gülen, accu­sé de tous les maux par Erdoğan. Au contraire, des orga­ni­sa­tions comme les reli­gieux de Ditib, ou l’Union des démo­crates turcs euro­péens (UETD), sont proches du pou­voir actuel et sou­vent finan­cées par l’AKP.

Signe de l’im­por­tance de la com­mu­nau­té, de nom­breux jour­naux turcs sont dis­po­nibles dans n’im­porte quel kiosque en Allemagne

Polarisation politique

L’autoritarisme crois­sant de Recep Tayyip Erdoğan divise les Turcs d’Allemagne. “Il n’y a aucune socié­té homo­gène dans le monde, nuance Bekir Yilmaz, de la TGB. Si tout le monde pen­sait la même chose ce serait ennuyeux.” Cela concerne notam­ment les mino­ri­tés : les kurdes et les alé­vites, nom­breux dans la com­mu­nau­té turque alle­mande, ne sou­tiennent pas du tout le pou­voir en place.

Ces désac­cords ont tou­jours exis­té mais la pola­ri­sa­tion de la vie poli­tique turque encou­ra­gée par Erdoğan se res­sent d’autant plus dans la dia­spo­ra. “C’est très dom­mage car avant, on pou­vait tous s’asseoir autour d’une table mal­gré nos opi­nions dif­fé­rentes, regrette Ahmet Daskin. Mais Erdoğan a chan­gé ça”. Comme Cem Özdemir, enne­mi juré du pou­voir turc, la fon­da­tion güle­niste Dialog und Bildung a déjà reçu des menaces de mort.

Quand on lui pose la ques­tion, Bekir Yilmaz s’agace. Il y voit comme une vic­ti­mi­sa­tion des oppo­sants de l’AKP par les médias alle­mands. Cet homme dis­cret de 51 ans, père de famille, a lui aus­si été mena­cé récem­ment. “Mais les jour­naux n’en ont pas par­lé”, relève-t-il. Il ren­ché­rit : “Nous sommes ins­tal­lés à quelques mètres de sym­pa­thi­sants du PKK et nous n’avons eu aucun pro­blème avec eux. Chacun suit son che­min.” Il recon­naît cepen­dant que les ten­sions poli­tiques sont plus fortes depuis quelques mois : en dix ans de pré­si­dence de la TGB, il n’avait jamais été menacé.

Le malaise des Allemands face à Erdoğan

Les jour­na­listes alle­mands se pas­sionnent de plus en plus pour la situa­tion poli­tique en Turquie, notam­ment depuis le putsch du 15 juillet 2016. Ahmet Daskin dénombre tous les jours jusqu’à 100 jour­naux dif­fé­rents qui traitent le sujet. Avec un dis­cours sou­vent peu amène : l’incontournable Spiegel ne se prive pas de qua­li­fier Erdoğan de dic­ta­teur. Beaucoup de Turcs d’Allemagne sont fati­gués des cri­tiques adres­sées quo­ti­dien­ne­ment à leur pays. “Il n’y a pas de chiffres sur le nombre d’articles dépré­cia­tifs, mais c’est quelque chose que je res­sens aussi, déplore-t-il. Bien sûr il y a de nom­breuses rai­sons de cri­ti­quer la Turquie, mais on ne peut réduire les Turcs à Erdoğan et l’AKP.”

Les Unes du Spiegel sur Erdogan en 2016 (de gauche à droite) : L’ami ter­ri­fiant (avril 2016) ; Il était une fois une démo­cra­tie (juillet 2016) ; Focus sur la Turquie, un pays perd sa liber­té (sep­tembre 2016)

Cette atmo­sphère délé­tère se nour­rit aus­si du refroi­dis­se­ment des rela­tions entre l’Allemagne et la Turquie. En juin der­nier, les onze dépu­tés d’origine turque qui ont voté la recon­nais­sance du géno­cide armé­nien ont été publi­que­ment qua­li­fiés de “bras pro­lon­gé des ter­ro­ristes” par Ankara. En Allemagne, 530 asso­cia­tions avaient écrit au par­le­ment pour s’opposer à ce vote et des mani­fes­ta­tions avaient été organisées. 

Entre temps, l’affaire Jan Böhmermann a aus­si mis un coup de pro­jec­teur sur le malaise de la socié­té alle­mande. Le comé­dien, célé­bris­sime en Allemagne, s’était copieu­se­ment moqué du pré­sident turc dans son émis­sion de télé­vi­sion Neo Magazin Royale. Face à l’ire d’Ankara, Angela Merkel avait auto­ri­sé le lan­ce­ment d’une pro­cé­dure judi­ciaire pour dif­fa­ma­tion à l’en­contre de l’ar­tiste. Pour beau­coup d’Allemands indi­gnés, elle s’é­tait trom­pé de camp. Sa ges­tion de crise avait valu à la chan­ce­lière des records d’impopularité dans les son­dages d’opinion.

Travail enca­dré par Cédric Rouquette et Hélène Kohl.