Par Arthur Carpentier
Enquête de Lucas Scaltritti et Arthur Carpentier
A Berlin et Cologne
Publié le 17 février 2017
« J’ai deux filles de quinze ans. Si elles m’avaient dit qu’elles retrouvaient des copines devant la gare je ne me serais pas inquiété une seconde ». Nils Minkmar, actuellement rédacteur au Spiegel, un hebdomadaire parmi les plus influents Outre-Rhin, illustre la stupeur qui a frappé la société allemande après la nuit de Saint-Sylvestre de 2015. Ce soir, le parvis de la Gare Centrale de Cologne, engoncé entre son bâtiment de verre et la cathédrale Saint-Pierre, est le théâtre de viols collectifs. Un millier d’hommes agressent sexuellement environ cinq cents femmes.
Des premières informations et rumeurs circulent rapidement sur internet. Il faut pourtant plusieurs jours pour que la réalité éclate. « Les médias ont été pris de court, nous n’étions pas prêts », se remémore le Franco-Allemand de 50 ans. Rapidement, l’origine des agresseurs suscite des commentaires, jusque dans les instances officielles. « Il y a un lien entre ce phénomène et la forte immigration, en particulier en 2015 », soulignait Holger Münch, président de l’Office fédéral de police criminelle auprès du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung.
Soupçonnés d’avoir tenté de minimiser l’affaire, les médias sont frappés par une vague de critiques d’une rare intensité. Déjà régulièrement décriés depuis le début de la crise des réfugiés, le début d’année 2016 marque l’apogée de leur remise en cause. A la manœuvre, l’extrême droite, derrière l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) et Pegida. Pour le premier, parti politique institutionnalisé, comme pour le second, groupuscule identitaire et populiste, le lynchage des médias est un véritable fonds de commerce. Ils accusent les journaux, trop « tendres » avec les réfugiés, de connivence avec le gouvernement. A cet égard, les populistes de droite se réapproprient le terme lügenpresse (« presse mensongère », employé par les nazis durant les années 1930). Les journalistes vivraient également dans une bulle, empâtés dans leurs idéologies gauchistes, décrivant une réalité bien différente de celle du peuple.
Les médias veulent sauver leur légitimité. « Nombre de rédactions se sont remises en question », assure Minkmar. L’ennemi – héréditaire – qui revient en force et qu’il s’agit d’étouffer, c’est la rumeur. Une fois répandue, la combattre s’avère très complexe, la faute à internet et aux réseaux sociaux. La stratégie consiste alors à l’empêcher de naître. Les journalistes s’emploient pour cela à décrire la réalité avec la plus grande exhaustivité et en toute honnêteté. Accusés d’occulter les conséquences de la politique migratoire, ils écrivent quotidiennement sur les réfugiés. Soupçonnés de compromissions, les journalistes dynamitent le plafond de verre qui les sépare de leur public en faisant preuve d’une transparence totale sur leurs méthodes.
Les médias offrent à ceux qui sont prêts à les entendre des preuves de bonne-foi. Ce qui implique de passer outre les critiques non-constructives, les « irrécupérables ». « Je réponds très peu souvent aux trolls, se justifie le journaliste du Spiegel. Quand j’ai l’intuition que c’est quelqu’un qui se défoule ponctuellement, j’essaie de répondre, mais si je vois que c’est toujours le même, je laisse tomber. »
« Être responsable devant les lecteurs »
Polémique et panique. Ces deux mots résument la fin d’année 2016 que connait l’ARD, le groupe radiotélévisé public. La veille, un réfugié Afghan est arrêté, accusé du viol et du meurtre de Maria, une jeune Allemande de 19 ans. L’information n’apparait pas au journal télévisé du soir, regardé par dix millions de spectateurs. Les critiques s’abattent instantanément, encore une fois catalysées par l’extrême droite et les trolls d’internet. La chaîne publique souligne que le caractère régional de l’évènement ne justifiait pas une apparition au journal national. Mais cette explication ne suffit pas à endiguer les rumeurs et les accusations de partialité de la chaîne.
« Il n’y a eu à aucun moment une tentative de minimiser ou de dissimuler les faits », assure Arnd Henz, correspondant pour l’ARD à Berlin. Mais les personnes qui étaient déjà dans une position de mise en doute des médias se sont servis de cette passe complexe pour appuyer leurs idéologies et théories ». Le journaliste reconnaît les fautes de la chaîne. Il déplore seulement le contexte plus global de suspicions envers les médias, dans lequel elles s’inscrivent.
Selon le reporter, les grands médias doivent, plus que jamais, rendre des comptes à leur lectorat ou leur audience. « Notre job est de critiquer les autres, ironise le cinquantenaire dans une salle de réunion aux parois de verre du studio berlinois. Qui sommes-nous pour chouiner quand quelqu’un nous critique ? »
Jamais les médias ne seront assez transparents, selon Henze. Mais, soucieux de retaper et consolider leur légitimité, ils se lancent sans véritable concertation dans une opération transparence, au fur et à mesure de 2016. « Nous devons nous battre pour entretenir la confiance que les gens placent en nous, assure le journaliste, empli de conviction. Je veux être responsable devant eux ! ». Pour cela, il use de son temps libre afin de communiquer sur son travail. Que ce soit sur des blogs, durant des conférences ou dans la rue, c’est à ses yeux indispensable de convaincre l’audience des intentions de son média. Il explique à qui veut l’entendre que tous les sujets télévisés sont revus par trois pairs avant d’être diffusés ; que les conseils d’administration sont représentatifs du poids des différents partis politiques ; que toutes les informations issues d’indicateurs indépendants sont sur-vérifiées.
« Exhiber ce qu’on nous accuse de cacher »
« Dans le cadre d’un trafic de stupéfiants, la police a arrêté six Allemands, un Tunisien, un Marocain et un individu dont l’identité nous est inconnue ». Encore inimaginable il y un an, des phrases comme celle-ci se trouvent quotidiennement dans les colonnes du Sächsische Zeitung. Depuis six mois, ce quotidien local de Dresde, en Saxe, va à l’encontre des fondements déontologiques du journalisme. Publier l’origine des criminels est interdit par le presskodex, code de la presse allemand en vigueur depuis 1973. Au-delà de l’interdiction, la pratique peut inquiéter, dans la ville qui a vu naître le groupuscule anti-Islam et anti-immigration Pegida. Chaque semaine, des milliers d’individus y manifestent pour crier leur haine des réfugiés et des musulmans.
« La rédaction s’est interrogée sur la manière de traiter l’origine des criminels dans nos colonnes, se rappelle Uwe Vetterick, chef d’édition au Sächsische Zeitung. On a donc décidé de sonder les lecteurs pour avoir leur avis, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, c’est pour eux que nous décrivons la réalité ». Le résultat surprend grandement la rédaction : selon les sondés, les étrangers ne sont par nature par plus enclins à la criminalité que les Allemands, mais ils seraient proportionnellement plus responsables de crime en Saxe que les Allemands ! « Face aux résultats de ce sondage, nous avons effectivement décidé de publier, dans nos pages Police-Justice, l’origine des délinquants et criminels » explique le Dresdois d’origine Russe. « Nous tentons de dépeindre le plus fidèlement possible la criminalité de notre région, développe Vetterick. Avec l’espoir que nos lecteurs prennent conscience que les réfugiés ne sont pas plus dangereux que les Allemands, loin de là ».
” Rapport de Police
Neuf personnes sont mises en cause pour violation de la loi sur les stupéfiants après une opération de police mardi, à proximité de la Wiener Platz. Les forces de l’ordre ont arrêté six Allemands, un Tunisien, un Marocain ainsi qu’un autre homme d’origine inconnue, dans le quartier de Mitte. Un mandat d’arrêt a été donné à l’encontre de l’un des Allemands. Il a été placé en détention à la maison d’arrêt de Dresde. 45 fonctionnaires ont pris part à l’opération.”
Le Presserat, l’observatoire des médias, s’est opposé à la décision du quotidien. « Nous critiquons cette pratique, si celle-ci n’apporte aucun élément de compréhension quant à la nature du crime », précise Eick Edda, sa porte-parole. Ce conseil de la presse n’a aucun pouvoir de contrainte sur les médias, et ne peut leur « suggérer » une sanction que s’il est saisi par le public. Malgré cela, et la transgression de son code, Uwe Vetterick assure que son journal respecte « profondément le Presserat ainsi que le Presscodex ». « Effectivement, nous allons à l’encontre d’un de ses articles. Mais nous partageons le même objectif, nous voulons nous battre contre la stigmatisation des minorités. Selon nous, le Presserat n’y parviendra pas avec à cette interdiction ». Selon le chef d’édition, ne pas préciser la nationalité d’un agresseur, c’est conserver le flou duquel naissent les rumeurs, qui sont bien plus compliquées à combattre. Il préfère « trop » montrer la réalité plutôt que pas assez, pour réduire le fossé qui existe entre elle et la perception qu’en a son lectorat.
Et tant pis pour les « désespérés », qui ne voudront voir que les crimes commis par des réfugiés. « Il y a quelques personnes que vous ne pouvez pas changer, déplore le journaliste. Vous pouvez leur apporter des faits, des faits et encore des faits, ils resteront accrochés à leur idéologie. L’important reste que vous pouvez ouvrir les yeux de biens d’autres, en leur donnant les moyens de résister aux rumeurs ».
L’année prochaine, Uwe Vetterick compte organiser un nouveau sondage, pour prendre à nouveau le pouls de son lectorat. « Si sa vision a évolué, nous envisagerons de revenir à notre ancienne ligne éditoriale. Mais je crains que ce ne soit pas le cas. »
Travail encadré par Cédric Rouquette, Hélène Kohl, David Philippot et Frédéric Lemaître