Par Lucas Scaltritti
Enquête d’Arthur Carpentier et Lucas Scaltritti

À Berlin et Cologne
Publié le 17 février 2017

« L’auto-censure com­mence avant même de des­si­ner ma cari­ca­ture. » Ne jamais bles­ser quel­qu’un avec son des­sin. Heiko Sakurai, un des cari­ca­tu­ristes les plus renom­més d’Allemagne, prend du recul avant de des­si­ner une mino­ri­té qui n’est pas la sienne. « Je n’ai aucun pro­blème pour des­si­ner des Japonais avec des traits à la place des yeux, indique le des­si­na­teur au père tokyoïte, mais ce n’est pas le cas pour les per­sonnes noires ou les Juifs par exemple. »

Portrait de Heiko Sakurai dans son bureau (© Arthur Carpentier).

Heiko Sakurai subit le poids de l’his­toire dès qu’il faut repré­sen­ter des sté­réo­types. Avec une voix douce, ponc­tuée par un très léger zozo­te­ment, il confesse qu’a­bor­der des sujets comme la sexua­li­té ou la reli­gion reste très com­pli­qué dans ce pays à forte culture pro­tes­tante. « Je me dis que je devrais être plus cou­ra­geux. Mais c’est ma nature, je ne veux pas être bru­tal envers ceux qui ne le méritent pas. » Le cari­ca­tu­riste de 45 ans assume ses tra­vers. Il est aus­si humble que son bureau est simple. Seul orne­ment sur ses murs, une page du 24 août 2003 du New York Times avec une de ses cari­ca­tures. En plein black out à New York, une petite sou­ris venait gri­gno­ter le cable d’a­li­men­ta­tion de l’Oncle Sam. « Le cli­max de ma car­rière », s’amuse-t-il.

Chaque des­sin de mino­ri­té est un cas de conscience. Pour le des­si­na­teur de presse, la crainte de cro­quer est la même qu’il s’a­gisse de Barack Obama ou d’un réfu­gié. Heiko Sakurai a été déli­vré par un détail sur l’an­cien pré­sident des États-Unis : ses oreilles. Pour évi­ter le sté­réo­type, le cari­ca­tu­riste doit se rat­ta­cher à un élé­ment réel. En réajus­tant ses lunettes noires rec­tan­gu­laires, il note le fos­sé entre la France et l’Allemagne. « Je ne pour­rais pas des­si­ner une per­sonne noire comme l’a fait Uderzo et son pirate dans Astérix. Il avait vrai­ment des­si­né un ”nègre”. » Grosses lèvres, pro­blèmes d’é­lo­cu­tion, tous les cli­chés étaient réunis.

Pourquoi je vous appelle ? Parce que ce n’est pas une “fake news”, c’est Obama qui est encore pré­sident et pas Trump !” (13/12/2016 © Heiko Sakurai)

Pour le cari­ca­tu­riste qui vit à Cologne, dans l’Ouest de l’Allemagne, les chefs d’États sont une source de réflexion intense. « Ariel Sharon, l’an­cien pre­mier ministre d’Israël, avait un grand nez et donc je devais le des­si­ner avec un grand nez, remarque-t-il. Pourtant, je me suis deman­dé com­ment le faire et si je devais le faire. »

Mahmoud Abbas demande à Ariel Sharon : “Est-ce qu’il reste de la place ?”. Son corps est gigan­tesque, comme pour faire oublier son nez (08/02/2005 © Heiko Sakurai)

Charlie Hebdo, c’est trop dur pour moi.

1er décembre 2016. Charlie Hebdo débarque dans les kiosques alle­mands, là où Heiko Sakurai hésite sur la moindre courbe ten­dan­cieuse. Subversion, cari­ca­tures impé­tueuses, liber­té d’ex­pres­sion sans limite, tout est expor­té. Minka Schneider, rédac­trice en chef de l’é­di­tion alle­mande, ne s’in­quiète pour­tant pas de l’é­cart cultu­rel entre la France et l’Allemagne. « Pour ce qui est de l’hu­mour, on ne réflé­chit pas en terme de ”lec­teur fran­çais” ou ”lec­teur alle­mand”. L’humour Charlie reste le même. »

Dans le kiosque du centre com­mer­cial de Berlin, un couple de retrai­tés regardent l’é­di­tion alle­mande de Charlie, ven­due 4 euros. Nicole parle un fran­çais juste à l’ac­cent ger­ma­nique mar­qué. Ils ne sont pas cho­qués par l’hu­mour caus­tique du jour­nal mais ne sont pas de fer­vents lec­teurs non plus. « Je dois avouer que je ne l’ai jamais ache­té mais les unes inter­pellent. » La gérante, der­rière son comp­toir, cor­ro­bore : « C’est rare quand un client me prend un numéro. »

Est-ce que CharlieHebdo a le droit de faire ça ? Le des­si­na­teur Riss met sur papier le défunt Aylan et les agres­sions sexuelles de Cologne” (Twitter)

Minka Schneider sait qu’à l’ins­tar des Français, tous les Allemands n’en riront pas. « Au moment des atten­tats contre la rédac­tion à Paris, tous les Allemands étaient « Charlie », sans savoir ce que cela recou­vrait. », se remé­more Nils Minkmar, jour­na­liste au Spiegel, un des heb­do­ma­daires les plus influents en Allemagne. Mais ils ont vite déchan­té. Les cari­ca­tures sur Aylan Kurdi — jeune Syrien de trois ans retrou­vé mort sur une plage turque – ont for­te­ment ému les Allemands. « Ils étaient cho­qués, cho­qués ! », insiste Nils Minkmar. Selon Heiko Sakurai, c’é­tait de très mau­vais goût. Le des­si­na­teur admet : « Très sou­vent, je n’aime pas l’hu­mour de Charlie Hebdo, c’est trop dur pour moi. » Toutefois, il défend leur droit à bou­le­ver­ser les gens.

 

L’objectif du jour­nal sati­rique n’est pas d’i­non­der les kiosques alle­mands, sim­ple­ment de conten­ter les férus de cari­ca­tures « façon Charlie ». Pour la rédac­trice en chef, il y en a, mais elle n’a pas étu­dié le mar­ché. L’hebdomadaire s’est immis­cé dans un cré­neau où la concur­rence est qua­si absente. Le men­suel sati­rique Titanic, son prin­ci­pal rival ven­du 3,50 euros, est un média de niche. « Son humour n’est clai­re­ment pas aus­si violent que celui de Charlie Hebdo », ana­lyse Nils Minkmar.

Faire un peu d’humour sans que cela dépasse les bornes.

Sur le plan légis­la­tif, aucune limite offi­cielle n’est fixée. Le Presserat, l’Observatoire de la Presse alle­mande, n’en­cadre pas expli­ci­te­ment la cari­ca­ture. Tous les citoyens alle­mands peuvent sai­sir l’ob­ser­va­toire pour inten­ter une action contre un conte­nu qu’ils jugent inapproprié.

En l’ab­sence de coer­ci­tion, le flou autour de la ques­tion et la crainte de heur­ter régulent l’ac­tion des cari­ca­tu­ristes. « Les plaintes sont basées essen­tiel­le­ment sur les vio­la­tions des sec­tions 1 et 9, rela­tives à la pro­tec­tion de la digni­té », indique Edda Eick, membre du Presserat. Mais ces articles du Pressekodex, le code de la presse, n’ex­posent rien de concret. « Le res­pect de la véri­té, la pré­ser­va­tion de la digni­té humaine et la pré­ci­sion de l’in­for­ma­tion sont les prin­cipes de la Presse », sug­gère la sec­tion 1 du Pressekodex. Les des­si­na­teurs avancent dans le flou, décou­vrant, par­fois à leurs dépens, jus­qu’où ils peuvent aller. Si le Presserat condamne une per­sonne, cette sanc­tion n’a aucune valeur juri­dique. L’organisme de sur­veillance pro­pose au média la peine qu’il lui sem­ble­rait juste.

Déportation, six mil­lions de Juifs morts durant la Shoah, des­sins de presse hai­neux. Même 70 ans après, la très lourde his­toire alle­mande forge une rete­nue à l’é­gard du poli­ti­que­ment incor­rect. « La cari­ca­ture obs­cène, dépas­sant toutes les bornes, n’est pas du tout éta­blie en Allemagne, pour des rai­sons his­to­riques », cer­ti­fie Nils Minkmar. Dans Der Stürmer, un heb­do­ma­daire anti­sé­mite des années 1930, le Juif est sali, il est affu­blé d’un grand nez, il est vu comme l’en­ne­mi de la Nation. « C’est éga­le­ment un pays à forte culture pro­tes­tante, consi­dère le jour­na­liste du Spiegel, où on cherche la modé­ra­tion, la com­mu­nau­té, faire un peu d’humour sans que cela dépasse les bornes. »

Un jour­nal alle­mand est accu­sé d’an­ti­sé­mi­tisme pour un des­sin repré­sen­tant Mark Zuckerberg en pieuvre avec un grand nez” (Twitter)

Burkhard Mohr a ravi­vé les excès de la cari­ca­ture dans l’i­ma­gi­naire alle­mand. Le 21 février 2014, dans le Süddeutsche Zeitung, Mark Zuckerberg appa­raît gri­mé en pieuvre au nez pro­émi­nent. Si l’ar­tiste se défend de tout anti­sé­mi­tisme, l’Allemagne redoute d’emblée les rémi­nis­cences des années 1930. Pour Heiko Sakurai, son ami des­si­na­teur est tom­bé dans un piège qu’il ne méri­tait pas. « C’est quand même un pro­blème d’ac­cu­ser quel­qu’un d’une chose si grave pour une seule erreur, que lui-même condamne. » Aussi, Heiko Sakurai s’in­ter­dit de rire de tout. « Un Juif alle­mand peut faire une blague sur la Shoah, un Allemand qui n’est pas juif ne devrait pas. »

 

Travail enca­dré par par Cédric Rouquette, Frédéric Lemaître et David Philippot