Par Marion Cazanove
Enquête de Marion Cazanove et Hugo Wintrebert
Photos de Hugo Wintrebert
A Berlin, Jüterbog et Oranienburg
Publié le 17 février 2017
« Born for love, drugs and rock’n’roll ». Le graffiti habille le mur bétonné du vieux bunker de Flugplatz. Juste à côté, quelques croix gammées taguées parsèment les parois : ces graffeurs savaient où ils mettaient les pieds. Aéroport militaire nazi, Flugplatz se trouve dans une zone industrielle à moins d’une heure au nord de Berlin. Le soleil se couche lentement sur la friche jaunie du terrain. Elle semble aussi vieille que le complexe militaire. Entre deux hangars, un riverain promène son chien. Les rayons orangés éclairent l’énorme bloc de rouille qu’est l’aéroport, avant d’aller mourir entre ses portes défoncées.
A Berlin et ses alentours, les lieux abandonnés foisonnent, témoins d’une histoire riche et parfois douloureuse. Georg, 31 ans, part régulièrement explorer des restes de bâtiments abandonnés. Passionné d’Histoire, ce Berlinois à la barbe blonde a un site web sur l’urbex*. Petites lunettes rectangulaires, décontracté dans des sweat-shirts amples, il réalise un travail minutieux d’historien pour renseigner chaque lieu qu’il explore : « L’exploration en elle-même ne représente que 10% de mon travail ». Les passionnés d’urbex et d’Histoire se retrouvent sur ces lieux oubliés au passé douloureux, qu’il rappelle l’ère nazie ou soviétique. Berlin ne peut les réutiliser dans n’importe quel but, ni les revendre à n’importe qui. Le risque de pèlerinages malveillants est bien là.
Recyclage urbain
A la fin de la guerre en 1945, tous les signes rappelant le IIIe Reich sont déclarés illégaux. Ils sont retirés des bâtiments. « Il ne fallait surtout pas les garder, explique Etienne François, spécialiste de l’histoire moderne d’Allemagne. La crainte était de voir venir des pèlerinages nostalgiques du nazisme.»
L’aigle, symbole de l’Allemagne depuis des siècles, est souvent représenté sur les bâtiments. Le parti nazi a repris le Reichsadler (“l’aigle de l’empire”), en lui ajoutant une croix gammée en-dessous. Après la guerre, les rapaces sont restés, mais pas les svastikas. Georg, l’urbexeur berlinois, explique que sur certains édifices, l’endroit qui contenait la croix gammée est encore bien visible. Georg s’en amuse : « A la place, le numéro de porte figure parfois. Très malin. »
Par des transformations ou des destructions, l’Allemagne a tenté d’enterrer son passé nazi. Après la Seconde Guerre mondiale, les bâtiments marqués par le IIIe Reich sont presque systématiquement repris par l’armée soviétique. La Reichsbank (banque centrale d’Allemagne), par exemple, deviendra le siège du parti communiste. Etienne François parle de « recyclage fonctionnel ». « Les bâtiments trop solides pour être détruits ont, eux, été recouverts », poursuit-il. Le bunker d’Hitler, dans lequel il s’est suicidé le 30 avril 1945, a été enseveli discrètement. Un lotissement a été construit par-dessus en 1988. Etienne François précise : « Un panneau explicatif n’a été ajouté que récemment. »
« La ville a parfois du mal à trouver un équilibre entre ce devoir de mémoire et se tourner vers l’avenir », explique Eléonore Muhidine, historienne de l’architecture. Berlin est saturée d’histoire jusque dans ses sous-sols, gavés de bunkers parfois inaccessibles. « Par exemple, l’aéroport de Tempelhof serait impossible à détruire, poursuit Eléonore Muhidine. Cela coûterait bien trop cher et ses bunkers sont indestructibles». Autrefois petit aérogare dans les années 1920, Hitler en a fait le plus grand bâtiment au monde en superficie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a accueilli un centre de prisonniers. « On ne peut pas le réutiliser pour n’importe quoi à cause de son passé et de sa taille, explique l’historienne. En faire un centre commercial serait difficile sur un lieu autant chargé en mémoire ». Aujourd’hui, une partie de l’aéroport sert d’abri pour des réfugiés.
Aujourd’hui, l’Allemagne accepte de se confronter à son histoire. Elle l’aborde de façon pédagogique et commémorative. Berlin, par exemple, a reconstitué le bunker d’Hitler en novembre 2016. Les visiteurs peuvent aller le découvrir au Deutsches Historisches Museum.
Des visites guidées proposent un tour du « Berlin du IIIe Reich », devant des anciens bâtiments nazis réutilisés par des institutions, mais aussi la visite de musées et de mémoriaux. Ces tours ne proposent pas aux touristes d’aller visiter d’anciens sites oubliés. La plupart d’entre eux appartiennent à l’état de Berlin — l’équivalent de la région -, et sont strictement interdits aux visiteurs.
« Eintritt verboten », entrée interdite
Ces lieux oubliés sont un terrain de jeu idéal pour les urbexeurs aguerris. La température avoisine le 0° ce vendredi de février. Georg est équipé d’une grosse doudoune avec une capuche bordée de fourrure. Ce matin-là, il a décidé d’aller explorer l’Adolf-Hitler Lager, un ancien camp militaire nazi, repris ensuite par l’armée soviétique. Déserté et en friche, le complexe se trouve à une heure et demie au nord de Berlin, dans la forêt de Jüterbog.
Après quelques minutes sur une route pavée qui s’enfonce dans la forêt enneigée, de grands murs surmontés de fils barbelés rouillés surgissent parmi les arbres. Le long des murs de béton, des pancartes récentes, écrites en allemand, indiquent que la propriété est verboten, interdite d’accès. Georg ne s’arrête pas pour autant. Il s’attèle à la recherche d’une entrée. Une voiture passe sur la route verglacée. Il s’inquiète : « Il n’y a rien à voir au bout de la route, à part le Lager** ».
Hésitant, il inspecte une entrée possible. Il continue à marcher le long du mur, rebrousse chemin et se décide à emprunter l’entrée principale, grande ouverte. Le complexe s’étend à perte de vue. Les baraquements se suivent et se ressemblent. Ils sont croulants. Tous ont été pillés. La peinture moutarde est craquelée, les couloirs parsemés de débris de fenêtre, de cailloux. Quelques meubles en bois sont renversés. Sous les combles d’un baraquement, qui servaient de salle de gym aux soldats nazis — puis soviétiques -, un gant de boxe poussiéreux a été oublié. Certains murs sont tapissés de journaux jaunis, écrits en cyrillique, ou bien de cartes de l’URSS aux couleurs passées.
Georg réalise vite que des travaux sont en cours à l’intérieur du Lager. Des bruits de chantier éclatent régulièrement. Ils se font plus distincts au fur et à mesure que Georg s’enfonce dans le complexe : « Ça me rend nerveux, je pensais ne trouver personne ici », souffle-t-il. Il finit par être trop proche du chantier et rebrousse chemin en courant. Une camionnette blanche passe. Il se tapit derrière la végétation sauvage qui entoure un baraquement. « C’était le van de la sécurité », indique-t-il. Il continue sa course. Un chien aboie. « C’est sûrement le moment d’y aller… ».
Un passé qui dérange autant qu’il fascine
Comme l’Adolf-Hitler Lager, beaucoup de ruines du IIIe Reich sont interdites d’accès. La villa de Goebbels, au bord d’un lac au nord de Berlin, est accessible seulement de l’extérieur. Ministre d’Hitler, Joseph Goebbels organisait des fêtes dans cette villa de campagne et y invitait ses maîtresses. Les quarante hectares du terrain sont comme un parc ouvert au public, mais la villa elle-même est fermée et surveillée par un garde.
Le terrain ne trouve pas d’acheteurs : « La principale option serait de la louer, car il ne s’agit pas seulement de la villa de Goebbels, mais aussi d’anciennes écoles de l’Allemagne de l’Est, » explique Christian Breitkreutz, de l’agence immobilière propriétaire du terrain. « L’état de Berlin (l’équivalent de la région) impose au futur propriétaire de ne rien toucher pendant dix ans, car il s’inquiète que des personnes mal intentionnées, comme des personnes d’extrême-droite, ne l’achètent et ne s’en servent comme un endroit de célébration. Le passé de la villa est plus un problème pour Berlin que pour la vente immobilière.»
Nettoyés de tout signe nazi qui pourrait attirer des pèlerinages malveillants, ces endroits oubliés comportent quand même des risques de pèlerinages malveillants. « Ce n’est pas si commun mais ça existe, estime Georg. Surtout les étrangers, les Anglais. Peut-être qu’ils ne sont pas tous néo-nazis mais je me pose des questions sur leurs motivations. Quand on fait quelques recherches, on se rend compte qu’il y a une fascination pas très saine pour ces lieux.»
*Abréviation pour urban exploration (exploration urbaine) : explorer des lieux plus ou moins oubliés, souvent interdits d’accès.
** Lager : camp
Travail encadré par Cédric Rouquette et David Philippot