Par Hugo Wintrebert
Enquête de Marion Cazanove et Hugo Wintrebert
A Berlin, Potsdam, Beelitz et Oranienburg
Publié le 17 février 2016
« Eintritt Verboten » (entrée interdite). Des panneaux, avec rappels de la législation en cas de violation de propriété, sont accrochés un peu partout aux grillages qui cloisonnent soudainement la forêt. D’une hauteur de deux mètres trente, ils bordent le complexe de Teufeslberg (“montagne du Diable” en allemand). Caméras fixées sur les arbres, détecteurs de mouvements, barbelés rongés par la rouille : une introduction sur le site autrement que par l’entrée principale paraît tout à fait déconseillée.
Un tel système de sécurité est censé inciter les potentiels visiteurs à s’acquitter sagement d’un droit d’accès de 8 euros. Pour ce prix, une promenade d’environ une heure au sein d’un ancien centre d’espionnage de la NSA, l‘une des principales agences de renseignement américaines. Construit dans les années 1950 sur une colline artificielle à l’est de Berlin, le site a été abandonné après la chute du Mur.
Depuis, l’endroit est devenu un haut lieu pour la culture alternative dans la capitale allemande. Théâtre de free-parties dantesques, lieu de pèlerinage pour tout amateur de graffiti, Teufelsberg est aussi un passage obligé pour les urbexers (“urban exploration” contracté), ces aventuriers dont la lubie consiste à explorer des espaces délaissés par l’Homme. Pourtant, c’est aujourd’hui un lieu de tourisme grand public, même si le décor n’a pas changé. Au milieu des tags et des carcasses de voitures, deux jeunes Françaises avec sacs de marque aux bras. En haut du principal bâtiment avec vue imprenable sur Berlin, deux Britanniques se prennent en photo avec un selfie-stick toutes les 45 secondes en moyenne.
La représentation de l’Urbexer en prend un sacré coup. Ici, nulle trace d’insatiables défricheurs de lieux interlopes en tout genre, avec lumière frontale et attitude de chasseurs alpins. Teufelsberg est à l’image de ce que devient l’exploration urbaine : une activité de trublions qui se normalise.
Le phénomène est nettement perceptible à Berlin, une des capitales de la discipline. Les deux Guerres mondiales puis la partition de la ville ont laissé de nombreux bâtiments déserts. « A l’Est, c’était trop difficile ou trop cher pour détruire ces endroits ou les réaménager », affirme Christian Breitkreuz, responsable de l’agence immobilière BIM, qui gère plusieurs de ces biens en décrépitudes. « A l’Ouest, beaucoup de gens ont déménagé, de peur de tomber sous le joug des Soviétiques. De nombreux de bâtiments ont donc été vidés ». Au final, toujours la même logique implacable : « Plus l’endroit a été vide et abandonné longtemps, plus il est difficile et cher à réaménager ».
« L’intérêt, c’est d’être exclusif »
De l’ancienne villa de Goebbels au parc d’attraction soviétique de Spreepark, du sanatorium de Beelitz érigé en 1898 à l’ancienne piscine des Jeux olympiques de 1936, les terrains de jeux pour urbexers de tous niveaux ne manquent pas.
« L’intérêt pour l’Urbex a considérablement augmenté ces dernières années » assure Karl von Offenbach, informaticien de 36 ans et créateur d’un forum confidentiel qui réunit des explorateurs de la première heure. La raison de cette popularité soudaine ? Internet. Les images de bâtiments abandonnés pullulent sur Facebook ou Instagram. « Je vois des articles sur le sujet quasiment toutes les semaines » approuve Marc Struyvelt, diplomate belge de 55 ans, installé à Berlin et explorateur confirmé. L’office de tourisme de Berlin va même jusqu’à dresser une liste non exhaustive des lieux d’Urbex, accessibles de manière légale bien sûr.
« L’intérêt de l’Urbex, c’est d’être en quelque sorte exclusif, faire quelque chose que tout le monde ne peut pas faire », s’agace Georg, 31 ans, qui tient le blog Digital Cosmonaut, une référence sur le sujet. Lunette de cadre dynamique dans le marketing sur sa bouille d’adolescent, il s’exaspère : « Ça n’a aucun intérêt si ça devient très accessible ».
Plusieurs populations coexistent au sein de l’étrange communauté de l’Urbex, longtemps restée confidentielle. D’abord, les « pionniers », à la recherche d’un lieu jamais ou peu visité. Véritables archéologues d’un passé parfois proche, ils partent la tête pleine de questions sur les origines d’un lieu où les traces de vie ont disparu. Pour eux, l’attrait historique est souvent plus fort que la simple recherche de sensations. Karl von Offenbach se souvient : « L’Histoire, la photographie et un peu d’aventure étaient mes raisons de me lancer ».
Ensuite, les « suiveurs », à la poursuite d’un peu d’adrénaline. Une accélération du rythme cardiaque ressentie à l’ouverture d’une porte à la peinture écaillée qui donne sur une pièce sombre et silencieuse. Une crainte éprouvée lorsqu’un bruit sourd laisse croire que des gardes approchent, alors qu’il ne s’agit que d’arbres nus qui s’entrechoquent au passage d’un vent glacial.
Enfin, ceux qui se contentent d’une photo sur leur smartphone, qui pourrait améliorer leur popularité sur les réseaux sociaux.
La différence d’objectifs laisse supposer que l’Urbex a autant définitions que d’adeptes.
Pour les Urbexers les plus rigoureux, des règles très strictes doivent être respectées. Rentrer sans traces d’effractions, ne rien prendre sauf des photos, ne rien laisser sauf des empreintes de doigts. « Mais donner la localisation d’un lieu est le plus gros dilemme, insiste celui qui se fait appeler Digital Cosmonaut. Je dévoile l’adresse si un lieu est déjà très connu, comme l’ancienne ambassade d’Irak » au nord de la ville. Là-bas, quasiment plus rien à voir, à force de passage, de dégradation ou de pillage. Pour le reste, Georg, reconnait faire preuve d’une extrême méfiance. « Certaines personnes viennent dans ces lieux spécifiquement pour voler, pour casser ou au moins pour bouger des objets pour une meilleure photo ».
Sur Internet, il est pourtant devenu assez simple de se procurer l’adresse d’une bonne centaine de spots. Le blog le plus populaire, Abandoned Berlin, donne des informations très complètes sur les localisations et même une note sur 10, censée indiquer la difficulté d’accès du lieu.
Dans une interview au Guardian, un amateur anglais reconnu (et qui souhaite garder l’anonymat) racontait : « La grosse majorité [des urbexers] sont des touristes fainéants. Quelqu’un trouve un lieu puis tout le monde se dépêche pour le visiter avec des gros appareils photos et s’empresse de rentrer chez lui pour poster des images qu’il aura préalablement retouchées ».
La popularité de l’Urbex a logiquement un effet négatif sur les lieux mêmes d’exploration. Prenez Forst Zinna, un ancien camp d’entrainement de soldats du troisième Reich puis de militaires soviétiques à deux heures de Berlin. A l’intérieur, presque plus aucun signe de l’affectation passée du lieu. Seul le papier peint à base de journaux soviétiques permet de se représenter ce qu’était l’endroit il y a 25 ans. Tout le reste a été dérobé.
« Une expérience préfabriquée »
La popularité soudaine de l’Urbex a surtout apporté un côté commercial à la discipline. Mis à part les expositions et les livres consacrés au sujet, des entreprises ont exploité le filon pour imposer des droits d’entrée et même des visites pour certains endroits. Il est ainsi possible d’accéder à l’intérieur de l’ancien aéroport international de Tempelhof, au sud de la capitale. Pour 11 euros, un guide récitera machinalement son texte pendant deux heures, en suivant un parcours hyper balisé, correctement éclairé et aux normes pour handicapés.
Payer pour accéder à un lieu d’exploration, plutôt que de s’y introduire par ses propres moyens : un cas de conscience pour les « purs urbexers ». Les plus rigoristes n’accepteront jamais. Digital Cosmonaut n’a « pas vraiment de problème avec les compagnies qui organisent des visites ». « L’ennui, complète-t-il, c’est que ces compagnies essayent de te vendre une expérience qui est préfabriquée, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’Urbex ».
L’Urbex s’est construit sur un attrait pour le risque, qui se volatilise avec le mercantilisme. Un risque d’abord juridique, la discipline étant souvent pratiquée dans l’illégalité. La possibilité d’être pris sur le fait par un garde ou un policier est une source de tension constante pendant une exploration. Même si dans les faits, les condamnations plus sévères qu’une légère amende sont extrêmement rares.
Le risque physique disparaît également avec une exploration grand public. Sur les lieux d’Urbex « hors-pistes » une vigilance continue doit être respectée. Les planchers qui s’effondrent, les puits non signalés ou encore les objets dangereux sur d’anciennes bases militaires ne sont pas rares.
La commercialisation de l’Urbex interpelle également sur un point : la nature du lien juridique entre organisateur de visite et le lieu exploré est souvent absconse. « Tu donnes de l’argent à quelqu’un pour qu’il te laisse rentrer mais qui sont ces gens ? » se demande Goerg. « La compagnie de sécurité ? Une entreprise qui gère le lieu ? Le propriétaire ? Quelqu’un de la ville ? Tu n’as aucun indice. » Difficile de répondre à ces questions pour l’ancien centre d’espionnage de la NSA. A l’entrée, un gardien débraillé sort d’une cabane pour demander un règlement en liquide. A l’inverse, au sanatorium de Beelitz, une réservation de la visite peut être faite par Internet. Une fois sur place, une société privée en accord avec le propriétaire gère l’excursion.
L’Urbex est devenu tellement populaire — 402 000 occurrences lorsque vous tapez Urbex Berlin sur Google — que des pionniers considèrent la discipline comme déjà morte. Digital Cosmonaut préfère le prendre avec humour : « C’est un peu la même chose avec un groupe un peu underground que personne ne connait, c’est la meilleure chose et puis ils font un album qui a du succès et ils deviennent super commerciaux. Alors le groupe est mort ».
Travail encadré par Cédric Rouquette, Lise Jolly et David Philippot