Par Emmanuelle Rouillon
A Berlin
Publié le 17 février 2017
Luitger passe toutes ses journées à jouer, seul avec sa mère. Il a de la chance, Cynthia Wiedermann, sa maman de 33 ans, ne travaille plus depuis la naissance de son fils, aujourd’hui âgé de dix-huit mois. « Avant, j’étais assistante sociale, mais depuis que mon fils est né, je préfère rester à la maison avec lui. » Pour de nombreuses mères berlinoises, ‘‘s’occuper de son enfant’’, c’est le choyer 24 heures sur 24. Aucune de ces mères n’a envie d’être taxée de rabenmutter, soit de « mère corbeau », capable d’abandonner sa progéniture dans une crèche dès les premiers mois.
« Être maman est mon métier désormais »
Cynthia compte bien prolonger son congé jusqu’en… septembre 2018 ! Soit trois ans au total. Pour cette maman dynamique, qui arpente les kindercafés au quotidien, pas question de retourner au travail plus tôt, même si elle ne perçoit des allocations uniquement la première année de son congé. « Mon travail me manque et j’ai hâte d’y retourner. Mais je pense qu’il est important pour Luitger que je m’occupe de lui jusqu’à ses trois ans. Et j’aime passer du temps avec lui. »
Ce phénomène n’est pas si rare à Berlin, où l’on croise fréquemment de jeunes mères au foyer diplômées de l’enseignement supérieur. Stella Goldman, 30 ans, en fait partie. Elle a quitté son emploi d’ingénieure civile à la naissance de sa fille Emma, onze mois plus tôt. Quand Emma soufflera sa première bougie le mois prochain, le congé de maternité de sa mère prendra fin. En Allemagne, les femmes peuvent s’arrêter de travailler pendant un an après la naissance du bébé, et peuvent être rémunérées jusqu’à 70% de leur salaire. Impossible pourtant pour Stella d’imaginer reprendre le travail un jour. « Être maman est mon métier désormais. Beaucoup de mes amies mamans font cela aussi, c’est tout-à-fait normal. »
En Allemagne, beaucoup de femmes n’hésitent pas à sacrifier leur carrière professionnelle pour s’occuper de leurs enfants. Selon Barbara Vinken, sociologue allemande et auteure du Mythe de la mère allemande publié en 2001 (ed. Piper Verlag, non traduit) « la grande majorité des mères croit dans leur mission de rendre le monde meilleur en se consacrant à 100% à leurs enfants. Les parents allemands estiment qu’ ‘abandonner’ un enfant d’un an à une crèche à plein temps est nocif pour son développement. »
Le kindercafé, le paradis des petits
Plutôt que de rester toute la journée à la maison, les mamans préfèrent emmener leurs enfants dans les kindercafés. Accueillant des enfants jusqu’à l’âge de 10 ans, ces lieux sont le symbole d’une classe aisée qui s’embourgeoise encore davantage. Les kindercafés ont fait leur apparition il y a une dizaine d’années dans de nombreux quartiers de la capitale allemande. Là, les mères s’y rencontrent, discutent un peu, mais l’on sent bien que chaque binôme maman-enfant préfère rester de son côté. Oter ses chaussures est la seule règle des kindercafés – destinée surtout aux parents. Les enfants quant à eux, sont libres d’y faire ce que bon leur semble, gesticulant à quatre pattes ou à même le sol pour les plus téméraires. Ouïe sensible, s’abstenir.
A Friedrichshain, dans l’est berlinois, Driss im Wunderland est l’un des kindercafés les plus renommés. Figurant dans la plupart des « Top 5 » des blogs de mamans expatriées, il est également l’un des moins cher de sa catégorie. Avec son aire de jeux de 70 mètres carré située au sous-sol, sa fresque géante d’Alice au Pays des merveilles et des jouets qui foisonnent, les mamans du tout Berlin s’y déplacent. Et quand les enfants envahissent le territoire, il est difficile de se frayer un chemin. L’un crie dans sa balançoire, un autre envoie valser les boules colorées de la piscine, mais cela ne semble pas déranger la fillette qui lit tranquillement une histoire avec sa mère.
Un après-midi passé au kindercafé :
Quand Ilona Briner va au kindercafé, elle ne prend ni livre, ni téléphone portable. Cette Suissesse de 31 ans, installée à Berlin depuis cinq ans, n’a pas réussi à obtenir de place en crèche. « Je viens assez régulièrement avec ma fille de deux ans, » raconte la jeune maman, assise sur le sol, occupée à empiler des cubes colorés. « On y reste deux ou trois heures, pendant lesquelles je joue avec elle ».
Loin de la frénésie des quartiers d’affaires où se pressent les époux de ces dames, les journées au kindercafés semblent suspendues dans le temps. Une odeur trop sucrée de gaufre à la vanille fait tourner les têtes et les serveurs slaloment entre les jouets éparpillés. Satisfaire les clients, les petits comme les grands, est la première mission des kindercafés. Leur credo : mettre les familles à l’aise. Et inutile de payer cher pour un goûter au kindercafé ; 5€ en moyenne suffisent pour une boisson chaude et une part de gâteau.
« Ma patience à des limites »
Il est impératif qu’un parent soit présent pour accompagner son enfant au kindercafé. Si cette règle est véritablement respectée, certains bambins n’hésitent pas à profiter du trop-plein de libertés qui leur est laissé. Au kindercafé Amitola, situé la rue voisine de Driss im Wunderland, on peine à croire que les murs ont été repeints sept mois auparavant. « Le café a été rénové en juillet dernier », assure pourtant Ines Pavlou, la gérante d’Amitola. L’une des portes du café est aussi cassée, à cause de coups donnés dans le verrou. « J’aurais grondé mes enfants s’ils avaient fait cela, s’énerve Ines. Toutes ces réparations coûtent vraiment très cher. Mais les parents n’ont rien dit ! Ils pensent que parce qu’ils consomment un café en deux heures, ils peuvent tout se permettre. C’est n’importe quoi. »
Influencés par les restes d’une période d’oppression post-nazisme, les parents d’aujourd’hui semblent rejeter toute forme d’autorité sur leurs enfants, qu’ils élèvent sans la moindre contrainte. Modèle largement inspiré des pays scandinaves.
Comme le disait déjà Jean-Jacques Rousseau il y a deux-cent ans, « pour les parents français, un enfant vient au monde tel une feuille blanche sur laquelle il faut rédiger. Le plus tôt les inscriptions extérieures impriment les enfants, le mieux c’est. Le fait d’être confié à des institutions publiques avec d’autres enfants du même âge est bon pour leur développement. En Allemagne au contraire, domine l’idée que l’enfant arrive au monde avec une âme parfaite et qu’il doit être protégé de toute influence extérieure. Le plus longtemps il demeure dans l’entourage de la mère, le mieux c’est ».
Barbara Vinken modernise le propos : « En France, on suppose que les enfants sont de ‘’petits monstres’’ qu’il est nécessaire d’éduquer et de civiliser afin qu’ils soient ‘sortables’. En Allemagne en revanche, on part du principe que l’enfant est naturellement parfait, et que c’est à la société de s’adapter à eux. Raison pour laquelle ils peuvent faire ce qu’ils souhaitent dans les cafés ou les restaurants par exemple. »
Au désespoir d’Ines Pavlou, les comportements des parents sont parfois bien pires que ceux de leurs enfants : « Ils ne font rien quand les petits font des bêtises et qu’ils ne rangent pas les jouets une fois qu’ils ont fini de s’en servir. Ils me disent souvent : ‘ce ne sont que des enfants, c’est pas grave.’ Ma patience à des limites, et je me dis de plus en plus que je devrais fermer le café. »
Mais les enfants-roi du système allemand ont beau être choyés jusqu’à l’adolescence, leurs mères ne choisissent que rarement de leur donner un petit frère, déjà épuisées d’avoir à s’occuper d’un seul petit. Pression sociale oblige, elles culpabilisent de poursuivre une carrière tout en étant maman. Le taux de natalité en Allemagne est l’un des plus bas d’Europe. Avec 1,5 enfant par femme en 2016 contre 2,01 en France, les Allemandes ne sont pas près d’inverser la tendance.
Le scandale des mamans-poussettes
Nous sommes en 2012, à Prenzlauer Berg, au nord de Berlin. Dans ce quartier cossu très prisé par les familles, les enfants sont rois. Pourtant, Ralf Rüller, gérant du café The Barn Roastry, a fini par se mettre à dos toutes les mères du quartier, en interdisant l’accès aux enfants dans son café. Il explique : « Le quartier est très bruyant et il y a de très nombreux kindercafés. Nous voulions offrir un espace calme et tranquille où nos clients peuvent se relaxer après une journée bien remplie. Les enfants y sont autorisés mais les parents doivent faire en sorte qu’ils respectent les autres clients et ne dérangent personne. » Comble du désespoir pour les mamans du quartier : Rüller a même fait installer un bloc de pierre de plus d’une centaine de kilos devant la porte du bâtiment, empêchant les poussettes de pénétrer dans le café.
Travail encadré par Hélène Kohl, David Philippot et Cédric Rouquette