Par Pauline Jallon
Enquête d’Emma Derome et Pauline Jallon
A Berlin — Friedrichshain
Publié le 16 février 2017
Des marteaux-piqueurs frappent le sol en cadence. Dans le ciel, des dizaines de grues mènent une danse folle en transportant blocs de béton et échafaudages d’un terrain vague à un autre. Sur la quatre-voies devant le chantier, voitures et camions passent en trombe. A ce tableau, il faut ajouter le vent glacé qui souffle sans jamais s’arrêter sur les bords de la Spree au cœur de l’hiver. Ce lieu désolé est pourtant visité chaque année par 800 000 touristes, venus pour contempler la East Side Gallery.
Sur 1,3 kilomètre, cette portion du Mur de Berlin est la plus longue encore debout et aussi la plus connue. Sorte de galerie d’art à ciel ouvert, elle présente les fresques de 118 artistes qui ont peint le côté Est en janvier 1990, deux mois après la chute du mur. Témoignage de l’Histoire, objet de mémoire, elle subit désormais les transformations de cette partie du quartier de Friedrichshain entre la rivière et les voies de chemin de fer de la gare de l’Est, qu’on appelle la Mediaspree. Taguée par les touristes, la galerie a été découpée en deux endroits pour laisser la place à un restaurant et à un immeuble de luxe de 14 étages. Au milieu de cette modernité en marche, la East Side Gallery a l’air d’être de trop et survit dans l’ambivalence, entre volonté de conservation et business de la mémoire.
Berlin, le nouveau Los Angeles
Côté galerie, Berlin a des ambitions de Los Angeles. Son maire Michael Müller, enthousiaste, parle d’un « projet important qui va changer la ville ». Le terrain a été acheté il y a 15 ans par un milliardaire américain du nom de Philip Anschutz qui a décidé d’y implanter un « complexe de divertissement » pour 200 millions d’euros. Le promoteur immobilier construit pêle-mêle un cinéma multiplexe, un bowling, un grand centre commercial et des logements pour les quelque 20 000 employés qui travailleront sur place. Tous ces bâtiments graviteront autour de la « Mercedes-Benz Arena », une salle multifonction qui accueille matches, concerts ou conférences. Elle dispose de 17 000 sièges et 2000 places de parking. La fin des travaux est prévue pour 2018.
Côté rivière, une trentaine de mètres seulement séparent le Mur de l’eau, qui servait aussi de frontière entre l’Est et l’Ouest à cet endroit. La berge est l’ancien no man’s land où patrouillaient les soldats et où se faisaient tirer à vue les Berlinois de l’Est qui tentaient de fuir à l’Ouest. « Plusieurs enfants de l’Ouest se sont noyés ici dans la Spree car on n’avait pas le droit de les secourir, explique Lauren Van Vuuren, guide à Berlin depuis trois ans. La rivière appartenait à l’Est, et les soldats de la RDA ne faisaient rien non plus. »
Deux bâtiments se sont installés dans ce « couloir de la mort ». Un établissement du nom de « Pirates Berlin » propose depuis 2012 de siroter un cocktail avec vue sur la Spree grâce à sa terrasse panoramique, le tout dans un ancien moulin. Devant sa porte, une baraque à frites surmontée du logo Coca-Cola et d’une Trabant, la voiture typique de RDA, vend des « Currywurst » (saucisse au curry) aux passants. Un morceau du Mur a été enlevé pour donner accès au bâtiment. Il gît un peu plus loin sur la berge, entouré de grillages sommaires.
« Si un jour je rencontre ce mec, je le frappe »
Depuis la terrasse du Pirates Berlin, impossible de louper l’immeuble de luxe « Living Levels », seconde construction a avoir investi l’ancien no man’s land du Mur. 63 mètres de hauteur, 56 appartements en quinconce pour laisser entrer la lumière… et une énorme pancarte « Sales/Verkaufen » sur la façade. Achevé en 2015, l’immeuble est loin d’être rempli. Pascal Feusher, gérant de la galerie d’art Urban Spree non loin de là, plaisante à moitié sur ce sujet : « Le soir, on dirait qu’ils allument les lumières pour faire croire que des gens vivent là, alors qu’il n’y a personne »
Les prix jouent certainement un rôle – 785 000 euros l’appartement de 105m² avec terrasse panoramique de 30m² – mais ce n’est pas la seule raison selon Lauren Van Vuuren. « L’emplacement est trop odieux. Qui voudrait vivre dans l’ancien couloir de la mort ? ». Principaux visiteurs du lieu, les touristes n’ont pas d’opinion sur le sujet ou ne connaissent pas l’histoire. « C’est vrai que ça détone », constatent simplement Dominique et Patricia, un couple de Français sexagénaires. En mars 2013, plus de 200 Berlinois se sont rassemblés pour protester contre le projet et la percée du Mur. Accompagnés par l’acteur américain David Hasselhoff, ils ont formé une chaîne humaine et fait reculer les engins de chantier. Trois semaines plus tard, la East Side Gallery a finalement été ouverte, sous l’œil vigilant de 250 policiers mobilisés pour éviter les débordements. Petite victoire tout de même : au lieu des trente mètres qui devaient disparaître, seulement six mètres ont été enlevés par la mairie. Stockés, eux aussi, à quelques mètres de leur emplacement d’origine derrière un grillage.
« C’est la première fois que les gens se sont mobilisés pour sauvegarder le Mur, explique Axel Klausmeier, président de la Fondation du mur de Berlin. Avant, il fallait l’oublier car il était un symbole de honte ». Un autre élément explique ce réveil soudain de la population : en 2013, lorsque les travaux ont débuté, le quotidien allemand Tagesspiegel a révélé que l’investisseur, Maik Uwe Hinkel, était un ancien membre de la Stasi et du KGB. Plusieurs personnalités politiques ont fait pression pour que les négociations cessent immédiatement. En vain. Thierry Noir, artiste français qui a peint la East Side Gallery, le déplore :« C’est vraiment un scandale […] de voir cette personne devenue millionnaire après avoir mis des gens en prison, alors qu’eux ont probablement eu leur vie brisée à cause de lui. » Lauren Van Vuuren : « Je pense que si un jour je rencontre ce mec, je le frappe ».
Un mur pour protéger le Mur
Les assauts quotidiens des touristes menacent aussi la East Side Gallery. Ils viennent avec bombes de peinture et tiges en fer pour laisser une trace de leur passage sur le Mur, au détriment des œuvres. En 2009, près de 80 artistes ont été appelés pour repeindre à l’identique leurs fresques, moyennant 3000 euros de rémunération. «C’était le deal, raconte Thierry Noir. On nous finançait, mais il fallait qu’on refasse les mêmes peintures. Certains n’ont pas voulu, c’est pour ça que le Mur est blanc à certains endroits maintenant.» Lui a refait sa fresque sans broncher, même s’il faudrait tout recommencer aujourd’hui.
Pour tenter de limiter les tags, la municipalité de l’arrondissement de Friedrichshain-Kreuzberg a fait placer provisoirement des grilles de chantier devant le Mur, en attendant de trouver une meilleure solution. Mais elles ne couvrent pas la totalité de la galerie. Thierry Noir explique pourquoi : « Les morceaux de Mur qui se trouvent devant l’immeuble et le restaurant, là où est ma fresque, ont été vendus avec les terrains et sont privés maintenant. C’est pour ça que la mairie ne peut pas les protéger ». Taguées encore et encore, certaines fresques sont aujourd’hui à peine visibles, malgré un nouveau nettoyage en 2015. Parmi les solutions envisagées, la municipalité a pensé à un mur en plexiglas qui laisserait voir les fresques. Mais mettre un mur devant le Mur reste «psychologiquement difficile» pour Sascha Langenbach, porte-parole de la mairie de l’arrondissement.
Berlin ville du tiers-monde
Parmi les acteurs qui luttent pour la conservation du Mur, l’association «East Side Gallery retten» (littéralement, sauver la East Side Gallery) a participé aux manifestations de 2013. Et émis des propositions concrètes de sauvegarde, comme élargir le trottoir pour rendre la visite plus agréable ou supprimer les stationnements en bord de route juste devant les fresques. «Ça n’a pas fonctionné», se souvient Thierry Noir, membre de l’association avec d’autres artistes. Pour Nicolas Defawe, co-gérant de la Urban Spree, le manque d’argent de la municipalité explique aussi l’état actuel de la galerie à ciel ouvert. «Dans ma rue du Kreuzberg, il y a encore des reliquats de verre cassé du Nouvel An». Pascal Feusher : «Est-ce que Berlin est une ville du tiers-monde ou une ville émergente ? Je sais pas, j’ai pas encore tranché».
La protection du Mur est aussi un terrain de querelles politiques. Les mairies d’arrondissement sont seules responsables de la vente immobilière. Pour la Mediaspree, le maire de la ville et le gouvernement fédéral n’ont donc pas eu leur mot à dire. Pourtant, en 2008, un référendum local à titre consultatif avait alors donné un résultat sans équivoque : 84% de refus chez les habitants.
Lorsque le chantier de l’immeuble de luxe a commencé, la municipalité de Friedrichshain-Kreuzberg était aux mains des Verts. Un facteur à prendre en compte selon Axel Klausmeier : «Le maire de l’époque , Klaus Wowereit, un membre du SPD, a expulsé les Verts du Sénat en s’alliant avec la CDU. Pour se venger, ils ont en quelque sorte vendu leur quartier aux grandes entreprises, East Side Gallery comprise».
Le Mur, une source de revenus comme une autre
L’impunité face à la East Side Gallery a des limites. «[Ils ne peuvent pas] la détruire totalement parce qu’elle va donner son nom à tous les bâtiments qui vont être construits ici. [Ils] ont besoin d’elle quand même», décrypte le président de la Fondation du Mur. Car la mémoire est aussi un business. Le Pirates Berlin abrite depuis 2016 le «East Side Gallery Museum», un musée privé qui propose de découvrir l’histoire de la galerie pour 12.50 euros. C’est le troisième musée privé sur le Mur, après les deux situés à Checkpoint Charlie, à 12.50 euros également. Le mémorial du Mur, situé dans la Bernauer Strasse au nord de la ville, est lui public et gratuit.
Dans le contrat passé entre le quartier et le promoteur du complexe de divertissement, 50 000 euros doivent être versés chaque année à la municipalité pour l’entretien et la protection de la East Side Gallery. Pour l’instant, rien n’a été fait car le statut de monument du Mur ne permet pas de toucher des sommes d’argent à des fins de «promotion». En parallèle, des discussions ont lieu pour que la galerie passe sous la gestion du Mémorial du Mur. «Le but ne serait pas d’en faire un autre mémorial, mais au moins de faire de la pédagogie», sourit Axel Klausmeier. Pour que la East Side Gallery retrouve son identité de monument historique.
Travail encadré par Cédric Rouquette et Hélène Kohl