Par Selim Chtayti
Enquête réa­li­sée par Selim Chtayti et Adrien Béria
A Berlin
Publié le 17 février 2016

 

« On sup­porte une équipe de chèvres. Ils ne savent pas mettre un pied devant l’autre ». Oleg Marienen, 72 ans et sup­por­ter du Hertha Berlin depuis sa plus tendre enfance ter­mine sa bière d’un trait, l’air ren­fro­gné. Son équipe vient de perdre un second match de rang, sur la pelouse de Schalke 04 (0–2), à l’occasion de la 20ème jour­née de Bundesliga, le cham­pion­nat d’Allemagne. Dans un petit bar sombre du quar­tier de Charlottenburg, bour­gade calme et cos­sue de l’Ouest ber­li­nois toute entière acquise à la cause des Bleus et Blancs, les sup­por­ters sont aga­cés. Leur équipe n’a pas exis­té pen­dant les quatre-vingt-dix minutes du match. Les hommes de Pal Dardai, ancienne gloire du club, n’étaient pas dans un bon jour et le score aurait pu être plus lourd.

Les sup­por­ters ont fini par s’habituer aux mau­vais résul­tats. Leur club de cœur, sur­nom­mé « la Vieille Dame », n’a rien gagné depuis 1931 et une vic­toire en cham­pion­nat d’Allemagne. 86 années d’attente, c’est une éter­ni­té pour un sup­por­ter. Oleg Marienen assure « qu’être sup­por­ter du Hertha, c’est savoir souf­frir ». Le club réa­lise pour­tant une bonne sai­son 2016/2017 en se clas­sant 6ème de Bundesliga à deux points du deuxième. Les Bleus et Blancs, qui empruntent leurs cou­leurs à un bateau à vapeur du nom de « Hertha », fête­ront leurs 125 ans en juillet pro­chain. Mais à avec autant de vécu, « la Vieille Dame » conti­nue à cher­cher sa véri­table iden­ti­té. La direc­tion du Herthé entend à doter son club d’une toute nou­velle image de marque via le numé­rique, en bou­le­ver­sant jusqu’aux sym­boles tra­di­tion­nels du club. Mais l’institution souffre d’une image de club fan­tôme dont per­sonne ne se soucie.

Le Hertha reste à quai

Le Hertha a tou­jours eu du mal à se faire une place dans le cœur des Berlinois. Devenue une enclave sur le ter­ri­toire de la RDA (République démo­cra­tique d’Allemagne) à par­tir de 1945, la ville de Berlin a vécu comme une île pen­dant plus de 40 ans. Le club ber­li­nois était « dans l’impossibilité d’étendre son aura à l’extérieur de la ville », expose Uwe Bremer, jour­na­liste spé­cia­liste du Hertha au Berliner Morgenpost. Pendant ce temps, des clubs comme le Bayern Munich ou le Borussia Dortmund ont pris de l’envergure, atti­rant tou­jours plus de « Mitglieders », les sup­por­ters adhé­rents qui pos­sèdent le club et votent les déci­sions. Aujourd’hui, le Bayern Munich compte plus de 284 000 Mitglieders quand le Hertha n’en compte que 32 000. Berlin demeure la seule capi­tale euro­péenne à ne pas avoir de grande équipe de foot­ball. Face au PSG en France, au Real Madrid et à l’Atlético en Espagne ou à Chelsea et Arsenal au Royaume-Uni, le Hertha BSC fait peine à voir. Ces cinq clubs cumulent à eux-seuls soixante-six cham­pion­nats natio­naux. Le Hertha n’en a gagné que deux, dans les années 1930.

Cette situa­tion par­ti­cu­lière peut aus­si s’expliquer, selon Jonas Gabler, socio­logue et cher­cheur spé­cia­li­sé dans le foot­ball alle­mand, « par les impor­tants mou­ve­ments de popu­la­tions subis par Berlin depuis la chute du mur ». Au total, deux mil­lions d’individus sont venus s’installer sur les bords de la Spree après 1989, tan­dis que trois mil­lions quit­taient la capi­tale. Pour la plu­part, ces nou­veaux arri­vants sup­por­taient déjà un club exté­rieur à la ville.

Les abonnés Twitter ne remplissent pas les stades

Aujourd’hui encore, le club souffre d’une image dégra­dée. Le Hertha BSC joue à l’Olympiastadion, un stade de 74 475 places. L’enceinte monu­men­tale est char­gée d’histoires. Erigée pour les Jeux olym­piques de 1936, elle a accueilli de nom­breuses com­pé­ti­tions inter­na­tio­nales. Elle fut aus­si le théâtre du coup de tête de Zinedine Zidane en finale de la Coupe du monde 2006. Ce stade n’est pas célèbre parce que le Hertha y joue un week-end sur deux car l’Olympiastadion reste à moi­tié vide lorsque les Bleus et Blancs accueillent. Avec 39.000 spec­ta­teurs en moyenne à chaque ren­contre, l’af­fluence est infé­rieure à celle de la Bundesliga (42 000). Le Bayern Munich et le Borussia Dortmund attirent res­pec­ti­ve­ment 75.000 et 81.000 per­sonnes en moyenne à chaque match joué à domi­cile. La direc­tion de la « Vieille Dame » refuse de jouer plus long­temps dans un stade clair­se­mé et a annon­cé fin jan­vier qu’un pro­jet de construc­tion d’une nou­velle enceinte serait dévoi­lé cou­rant février. Le club ne retire aucun béné­fice de l’exploitation du Stade Olympique car il appar­tient au Land de Berlin, à qui les Herthaners paient un loyer de 5 mil­lions d’euros par an.

Tout ou presque est en train de chan­ger au Hertha Berlin. En 2012 déjà, le logo a été épu­ré : le dra­peau bleu et blanc a été conser­vé et la men­tion « Berlin » a été sup­pri­mée. Aujourd’hui, c’est au tour de la devise et de la cou­leur des maillots d’évoluer. Certains sup­por­ters, atta­chés aux sym­boles ori­gi­nels de leur club, se mobi­lisent pour pré­ser­ver les tra­di­tions. Ces fans ont un homme en par­ti­cu­lier dans le viseur : Paul Keuter, ancien cadre de Twitter Allemagne, recru­té en jan­vier der­nier pour assu­rer la nou­velle com­mu­ni­ca­tion numé­rique et la muta­tion tech­no­lo­gique de la Vieille Dame. Sur les réseaux sociaux, il a décla­ré vou­loir faire du Hertha « un des lea­ders de la Bundesliga en terme d’innovation numé­rique ». Traduction : « avoir conscience des nou­veaux enjeux com­mer­ciaux du digi­tal qui donnent accès à de nou­veaux publics et à de nou­veaux mar­chés ». Les sup­por­ters, qui lui reprochent de ne pas assez se sou­cier des résul­tats, frappent fort lors du match Hertha BSC- Ingolstadt le 4 février der­nier. Malgré la courte vic­toire de leur équipe (1–0), les sup­por­ters her­tha­ners déploient des ban­de­roles au mes­sage iro­nique : « où sont nos 200.000 fol­lo­wers ? ». Les fans ont bien com­pris que les abon­nés Twitter ne rem­plissent pas les stades. Seuls 33.425 per­sonnes se sont dépla­cées à l’Olympiastadion en ce same­di soir gla­cial. Même en terme de vira­li­té, le Hertha est à la traine. Le Bayern Munich comp­ta­bi­lise trois mil­lions de fol­lo­wers sur son compte Twitter, le Borussia Dortmund plus de deux mil­lions et demi. 

Les supporters montent au créneau

Le conflit entre la direc­tion et une par­tie des sup­por­ters est pro­fond et remonte à mai 2016. Le club a lais­sé pas­ser l’opportunité de jouer la Ligue Europa et se classe 7ème lors de la der­nière jour­née de Bundesliga. Encore une fois, le Hertha Berlin fini la sai­son en plein ventre mou du cham­pion­nat. C’est le moment que choi­si l’équipementier Nike pour pré­sen­ter un troi­sième maillot de cou­leur rose pour la sai­son 2016/2017. Une nou­velle tunique jugée « trop fémi­nine » par les Harlekins 98, le prin­ci­pal groupe de sup­por­ters du Hertha. A coup de ban­de­roles, de chants et de réunions avec la direc­tion, les sup­por­ters essayent d’obtenir un chan­ge­ment de colo­ris. Sans suc­cès. Le divorce est consom­mé et les Harlekins rompent le dia­logue avec les diri­geants le 26 jan­vier der­nier dans un com­mu­ni­qué laco­nique : « Les cou­leurs bleu et blanche sont l’incarnation même de nos tra­di­tions ».

« We try, We fail, We win ». En juillet 2016, alors que l’Euro vient de se ter­mi­ner et que la pla­nète foot­ball tourne au ralen­ti, Paul Keuter et son équipe dévoilent une devise toute neuve pour le club. Avec l’aide de l’agence de publi­ci­té Jung von Matt, spé­cia­li­sée dans la ges­tion d’image et qui compte par­mi ses clients Schalke 04 ou Sankt Pauli (), la direc­tion choi­sit une maxime réso­lu­ment opti­miste mais qui tient compte du pas­sé dif­fi­cile des Bleus et Blancs. Les sup­por­ters n’apprécient pas ce chan­ge­ment, qu’ils moquent ou décrient. En plus d’être rédi­gé en anglais, la devise contient le mot “échec“. Les sup­por­ters montent immé­dia­te­ment au cré­neau : « ce terme ne doit jamais être accepté ».

La plus vieille start-up de Berlin”

La ville de Berlin est consi­dé­rée comme un eldo­ra­do pour les jeunes entre­prises inno­vantes. La direc­tion du Hertha sou­haite que le club soit assi­mi­lé à l’une de ces firmes, avec pour objec­tif de rajeu­nir l’image de « la Vieille Dame ». Cette recherche d’une seconde jeu­nesse est plei­ne­ment assu­mée par Michaël Preetz, le direc­teur géné­ral des Herthaners. Selon lui, le club doit deve­nir « une véri­table marque qui évoque l’audace ber­li­noise et la prise de risque ». Le Hertha BSC est désor­mais pré­sen­té comme « la plus vieille start-up de Berlin, fon­dée en 1892 ».

La direc­tion adopte une stra­té­gie ris­quée en fai­sant évo­luer les sym­boles tra­di­tion­nels du club. Paul Keuter assure néan­moins que ces chan­ge­ments sont mis en place « pour les fans avant tout, qui sont les pre­miers pro­ta­go­nistes de l’avancée de notre ins­ti­tu­tion ». Une pirouette suf­fi­sante pour cal­mer les nom­breux sup­por­ters qui sou­haitent sa démis­sion? L’état-major her­tha­ner peut néan­moins se ras­su­rer: il en fau­dra plus pour faire fuir le public. L’exemple d’Hendrick, 31 ans, est révé­la­teur : alors que le club ber­li­nois est éli­mi­né de la coupe d’Allemagne (Pokal) par le Borussia Dortmund après pro­lon­ga­tion, le jeune homme s’ex­clame, rési­gné : « On n’attend jamais rien de cette équipe, mais on la sou­tien­dra tou­jours. Parce que c’est chez nous. Il n’y a rien d’autre ».

Encadré par Cédric Rouquette, Hélène Kohl, David Philippot et Lise Jolly