Par Marie Moussié
Enquête de Juliette Mauban-Nivol et Marie Moussié
A Berlin (Allemagne)
Publié le vendredi 17 février 2017
Vendredi vers minuit, l’apéro s’éternise chez Dimitri et Marat à Kreuzberg. La petite cuisine est enfumée, la bouteille de gin bientôt vide. Leur ami Eberhard lance : “J’ai un pote qui mixe dans un bar à Neukölln, vous venez ?» Pas convaincus. Les deux colocataires veulent rester raisonnables, ils doivent remettre leur thèse universitaire très bientôt. Irina accepte, sans grand enthousiasme : « Je ne sors que pour les gros évènements, et je fais la fête pendant 36 heures.» Les semaines d’Eberhard, en revanche, s’articulent entre son travail d’ingénieur et les sorties dans les clubs. L’imposant trentenaire ne cache pas sa fierté dès qu’une nouvelle expérience se profile. Deux jours plus tard, il raconte : « Ce week-end j’ai participé à mon premier gang bang en boîte ! C’était génial. » Quatre témoins venus de différents lieux du territoire allemand et de l’étranger, rencontrés pour ce reportage, ont accepté de parler de « leur Berlin ». Ils font vivre le portrait d’une capitale européenne où la vie est parmi les moins chères en Europe. Leur point commun : payer un loyer qui ne dépasse pas 550 euros, des fêtes pendant les 48 heures du week-end, aucun isolement. Berlin transforme ces jeunes autant qu’ils la transforment.
Eberhard Unterreihner est ingénieur, chargé de la sécurité dans des centrales électriques. Il est aussi titulaire d’un master de philosophie et cite volontiers Nietzsche. Cela fait cinq ans que ce jeune salarié originaire de Mannheim, ville moyenne de l’ouest de l’Allemagne, s’est installé dans la capitale. Elle l’a révélé.
«J’ai saisi la première occasion pour travailler à Berlin et j’avais envie de goûter à son atmosphère unique ».
« Boulot, tango, techno » : c’est ainsi qu’il énonce, dans les grandes lignes, un programme hebdomadaire bien réglé.
Le jeune trentenaire échange le costume-cravate contre celui de son personnage de club lorsqu’arrive le week-end. Son visage poupin et ses petits yeux vifs lui donnent pourtant l’air trop sérieux pour l’imaginer de sortie le samedi soir au Kit Kat Club. Eberhard fréquente assidûment le célèbre club fétichiste berlinois. Sa tenue de soirée, un costume de prêtre, en fait même une mascotte : « J’apprécie tout particulièrement la domination. Il m’est arrivé de réclamer des coups de fouet sur le visage. Peu ont osé m’en donner mais on trouve toujours une réponse positive, quoi que l’on demande ».
Robin Levion, 28 ans, a quitté Düsseldorf il y a huit ans avec le désir absolu d’étudier à Berlin. « C’est une ville tellement chaleureuse, si bonne pour la jeunesse », dit-il à propos de sa capitale d’adoption. Il n’y avait pourtant jamais mis les pieds avant d’avoir 20 ans. Le jeune homme, bras blancs tatoués et jogging bleu débraillé, étudie la philosophie et la sociologie dans la prestigieuse université d’Humboldt, « une des meilleures du monde ». La faculté est classée 49e institution d’études supérieures mondiale selon le Times Higher Education.
Le grand garçon poursuit, la tête légèrement rentrée dans ses épaules : « Après ma première année de licence à Berlin j’ai vécu aux Etats-Unis, au Canada et en Angleterre, mais il n’y a rien à faire : ici tout est décidément plus simple. Une année universitaire ne me coûte que 300 euros. »
A Berlin, poursuivre ou engager des études jusqu’à la trentaine n’est pas rare. C’est le cas d’Ines Meli, 31 ans, étudiante en première année d’école de doublage. Ses premiers pas dans le monde du travail l’avaient laissée perplexe : « J’ai bossé dans un centre pour handicapés à Cologne de 2013 à 2015 et cela ne me rendait pas heureuse. » Ines a quitté son job subitement, s’est exilée six semaines aux Canaries dans le but de trouver sa voie : « J’ai vécu dans une grotte sans électricité ni rien, sourit-elle. J’ai appris à faire du feu, à pêcher. »
« J’ai su que je n’avais pas besoin de grand chose pour être heureuse, et Berlin correspond à ces faibles exigences. »
Ines, née à Langenfeld près de Cologne, a trouvé à Berlin la force d’avoir confiance en elle et le goût des expériences nouvelles : « Là d’où je viens, on me disait tout le temps ‘ne fais pas ci, ne fais pas ça’, mais ici personne ne te dit quoi faire. » Dans la ville où le falafel se paie 1 euro, la pinte 2,50 euros et où le clubbing est gratuit quand on a les bons contacts, on n’a pas le temps de s’apitoyer : on sort ! Ines trouve la formule adéquate : «La vie à Berlin est un chaos superbe, les belles rencontres sont incessantes. »
Eberhard et Irina Tirienkov se sont rencontrés en 2016, à l’occasion du grand festival de techno annuel dans l’aéroport abandonné de Tempelhof. La jeune femme de 28 ans, née à Moscou, montre une fragilité qui rappelle la trapéziste du film Les Ailes du Désir de Wim Wenders. Cette œuvre poétique tournée à Berlin en 1988 présente le personnage de Marion, dont les répliques servent la description : « Je suis trop consciente pour être triste, je regarde devant moi et le monde me monte au cœur. »
Irina a dû quitter Moscou à 13 ans car sa mère ne souhaitait plus vivre avec elle. S’ensuit une adolescence très ennuyeuse dans la cité industrielle de Krivoy Rog en Ukraine, où sa bisexualité et son allure décalée lui valent moqueries et rejet. La vieille photo de son passeport montre un sosie de l’actrice Louise Brooks, carré sombre et yeux tombants.
Désormais Irina arbore une vive teinture bleue et une manucure fantaisiste, toute engoncée dans une mini-robe rouge. Son vœu professionnel semble en phase avec les clichés associés à l’image de la ville : « Moi ce que je veux, c’est être productrice de musique électro. » Elle s’y est installée afin de s’inscrire en études de musicologie à l’université d’Humboldt il y a trois ans.
« J’ai pu exprimer ma personnalité à Berlin.»
Irina allègue : « Dès les années 70, avec la naissance du mouvement punk, la capitale est devenue un refuge de tolérance pour la communauté gay et trans. »
Le bond du prix du mètre carré berlinois n’alarme pas cette jeunesse. Et cela malgré une hausse de +7% entre 2014 et 2016, dans les quartiers recherchés de Mitte et Kreüzberg selon Le Figaro Immobilier. La location y demeure trois fois inférieure aux 1029 euros mensuels exigés par le loyer moyen parisien en 2017. « A Berlin personne ne parle d’argent, ce n’est pas un problème », lance Robin avant de reprendre : « Lorsque je vivais à Londres, la vie était si chère que toutes les conversations se rapportaient à nos problèmes de budget. »
Robin ajoute : « J’enseigne la philosophie trois soirs par semaine, 500 euros par mois me suffisent amplement pour payer mon logement étudiant et mener une vie de roi même si je ne touche plus d’allocations étudiantes». Sa « vie de roi » : les repas gratuits à la cantine de la fac, les cours, les bons tuyaux pour les soirées.
Le phénomène de gentrification que connaît Berlin depuis 2010 n’échappe pas à Eberhard : « Je trouve les loyers déjà élevés. Cela s’accentuera parce que la ville ne cessera jamais d’attirer les gens comme moi, c’est-à-dire ceux qui ont de l’argent et un intérêt marqué pour l’art, la fête. » Depuis sept ans, la ville a accueilli environ 40 000 nouveaux habitants par an. C’en est fini du Berlin « pauvre mais sexy » décrit par son ancien maire Klaus Wowereit (2001–2004), particulièrement dans l’achat : le mètre carré culmine à 12 000 euros pour un appartement du quartier de Mitte, dans un complexe coréalisé par Philippe Starck.
Irina est très vigilante avec son budget sorties, coordonné avec un faible loyer de 265 euros par mois : « Je ne sors pas souvent, je ne bois pas d’alcool, je ne fume pas. Heureusement pour moi d’ailleurs, sinon je n’aurais jamais un sou. Mes parents ne me soutiennent pas financièrement mais je reçois des aides de l’Etat.»
Cette indépendance matérielle est contrastée par « le besoin d’avoir un large cercle social autour de soi », avoue Eberhardt. « Je suis naturellement attiré par les gens et par ce qu’ils reflètent. Comme à la gym l’autre jour, je suis tombé sur une femme d’une soixantaine d’année, une ancienne hippie avec des seins énormes… Elle était passionnante.»
Toutes sortes de complexes surgissent dans cette ville festive où l’apparence règne en tyran. À Berlin, le week-end se fait attendre avec impatience, et les rencontres avec. Les clubs composent un terrain de chasse où la techno est plus forte que les mots, au grand regret d’Eberhard, qui s’envoie des tablettes de chocolat à cause du stress au travail.
«Je n’aime pas mon corps, j’aimerais en avoir un qui me permette de rencontrer quelqu’un sans avoir à discuter longuement.»
Et le stress ne concerne pas la peur de perdre son poste. L’ingénieur se dit plutôt « hanté par la responsabilité », celle qui engage la sécurité des travailleurs dans les centrales électriques allemandes.
Zéro inquiétude chez les jeunes Allemands quand il s’agit de discuter de leur avenir proche, à l’image de Robin : «Je suis très optimiste, il y a du travail à Berlin. Si ce n’est pas celui de prof de philo, je prendrai ce qui vient. Personne ne s’attend à avoir un super métier, mais on s’en moque. » Selon une enquête exercée sur 6000 chercheurs d’emplois européens publiée dans Le Monde le 9 février 2017, les Allemands sont les plus optimistes sur leurs chances de trouver un emploi intéressant en 2017 (72,6%).
Eberhard prétend qu’il continuera les soirées électro en vieillissant. « La techno de temps en temps », s’engager pleinement dans le parti Vert allemand, c’est le plan de ses « cinq ou dix années à venir. » Fonder une famille bien sûr, mais « sans avoir d’enfants d’une relation amoureuse. » Sur ce point, l’homme montre un jugement étonnement tranché: « Un couple lesbien m’a déjà demandé si je voulais être le père biologique de leur enfant. La première était superbe, l’autre affreuse, j’ai dû refuser à cause de la seconde. »
En 2017, Berlin est grande, neuf fois plus que Paris, mais n’est toujours pas aussi peuplée qu’en 1920. La ville comptait alors 3,87 millions d’habitants contre 3,5 millions fin 2016. L’excellente réputation de sa vie nocturne et ses positions innovantes ont largement contribué à la repeupler de jeunes gens depuis le début des années 90.
Berlin reste « sexy » malgré son occupation progressive par une population au salaire élevé. Elle demeure une capitale où la vie quotidienne est peu onéreuse à l’échelle européenne, un terrain libéré de l’auto-censure que les jeunes ont le pouvoir de transformer. Pour ses habitants comme Ines, cette image de Berlin perdure : « C’est ici que je souhaite vivre toute ma vie. »
Travail encadré par Lise Jolly, Cédric Rouquette et David Philippot