Par Gabriel Macé
Enquête de Clémence Duneau et Gabriel Macé
À Berlin
Publié le 16 février 2017

Des car­tons sont posés en vrac dans l’open space. Des plantes vertes ornent les coins de la rédac­tion. Des planches de bande des­si­née décorent les murs. Une vieille cabine télé­pho­nique, au centre de la pièce, per­met de pas­ser des appels sans être déran­gé. Les locaux de Correctiv ont des airs de start-up à l’américaine. Pourtant, en entrant dans la news­room, les regards sont sus­pi­cieux. Les jour­na­listes pré­sents tournent métho­di­que­ment la tête lors­qu’ils voient l’ob­jec­tif d’un appa­reil pho­to. Peu acceptent de répondre à des ques­tions, comme s’ils redou­taient quelque chose. La réponse est souf­flée à demi-mot par un l’un d’entre eux : « C’est les Turcs. Il y a des pres­sions. »

À dix minutes de l’Alexanderplatz, une des places les plus fré­quen­tées de Berlin, cette rédac­tion de jour­na­listes d’investigation s’est don­née une double mis­sion : véri­fier les infor­ma­tions dif­fu­sées sur l’internet ger­ma­no­phone et enquê­ter sur les grands évé­ne­ments qui par­sèment l’actualité. Unique en son genre dans le pays, cette news­room d’une ving­taine de jour­na­listes se concentre sur­tout dans la lutte contre les fake news, ces fausses infor­ma­tions qui peuvent influen­cer l’opinion publique.

Correctiv s’associe à Facebook

En rai­son de l’his­toire du pays, la lutte contre la dés­in­for­ma­tion est un enjeu par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant en Allemagne. Accusé par plu­sieurs repré­sen­tants poli­tiques de ne pas fil­trer suf­fi­sam­ment les fake news sur sa pla­te­forme, Facebook a déci­dé de s’associer à Correctiv — sans contre­par­tie finan­cière — pour ne pas ris­quer de repré­sailles judi­ciaire, sur­tout à l’approche des élec­tions fédé­rales alle­mandes du 24 sep­tembre prochain.

« Pour détec­ter les fausses infor­ma­tions, cela ne peut se faire sans l’aide des inter­nautes, détaille David Schraven, rédac­teur en chef de Correctiv. Les uti­li­sa­teurs ger­ma­no­phones  de Facebook peuvent désor­mais cli­quer sur un bou­ton pour deman­der la véri­fi­ca­tion d’une infor­ma­tion. Alors, nous nous char­geons d’enquêter pour en véri­fier l’authenticité… ou non. »

Il y a trois ans, David Schraven, jour­na­liste alle­mand pri­mé à plu­sieurs reprises pour ses enquêtes, décide de lan­cer Correctiv pour digi­ta­li­ser le jour­na­lisme d’in­ves­ti­ga­tion. « Porter la plume dans la plaie » comme disait Albert Londres, mais… sur Internet. « Nous avons nos sujets de pré­di­lec­tion », confie Frederik Richter, jour­na­liste à Correctiv. Corruption, envi­ron­ne­ment, édu­ca­tion, san­té ou thèmes en lien direct avec l’actualité comme la crise des réfu­giés ou les élec­tions à venir, Correctiv lutte sur de nom­breux fronts pour démê­ler le vrai du faux. Partant de la véri­fi­ca­tion des faits, ils appro­fon­dissent les grands sujets d’actualité et pro­posent des ana­lyses très tra­vaillées. « Elles peuvent prendre avoir dif­fé­rentes formes, explique Frederik Richter, ce peut être un article sur Internet, une émis­sion sur Youtube, un Facebook Live, un livre ou même une bande des­si­née. »

Correctiv a béné­fi­cié à son lan­ce­ment du sou­tien finan­cier indis­pen­sable de la Fondation Brost, à hau­teur de trois mil­lions d’eu­ros. Celle-ci a été créée par la mil­liar­daire Anneliese Brost, décé­dée en 2010, dont le défunt mari avait lui-même fon­dé le jour­nal Westdeutsche Allgemeine Zeitung (WAZ) en 1948.

Au total, nos plus grosses affaires touchent entre cinq et dix mil­lions de personnes.

David Schraven

Correctiv est une entre­prise à but non-lucratif, non sou­mise à l’im­pôt. Elle ne vit que de dons et du reve­nu de ses pro­duc­tions. Totalement indé­pen­dante, elle n’a pas d’ac­tion­naire à qui rendre des comptes et n’ap­par­tient à aucun groupe de presse. Elle est pro­té­gée de pres­sions internes vis-à-vis des enquêtes qu’elle entre­prend. Pour la même rai­son, elle n’est pas par­ti­cu­liè­re­ment atten­tive à son audience. « Nous ne sommes pas concen­trés là-dessus, explique David Schraven, mais nous savons qu’il y a entre 400 et 500 000 visi­teurs uniques par mois sur notre site, et à cela s’ajoutent nos pro­duc­tions sur les réseaux sociaux et nos publi­ca­tions via des médias par­te­naires. Au total, nos plus grosses affaires touchent entre cinq et dix mil­lions de per­sonnes. »

Le lan­ce­ment de son par­te­na­riat avec Facebook, le 6 février 2017, a per­mis à Correctiv de pas­ser un cap : le site a élar­gi son audience à toute la par­tie ger­ma­no­phone du réseau social, soit près de 30 mil­lions de per­sonnes, chiffre offi­ciel de l’année 2016 pour l’Allemagne et l’Autriche. « Depuis la créa­tion de Correctiv, nous avons eu beau­coup de pro­jets, ce n’est que l’un d’entre eux, rela­ti­vise tou­te­fois un jour­na­liste de la « news­room », c’est une sorte de test. »

Un risque de « privatisation de la censure » ?

Pour le jour­na­liste et écri­vain alle­mand Paul Schreyer, pré­sen­té comme un expert sur la ques­tion par des médias contro­ver­sés comme Sputnik News, il y a un risque de « pri­va­ti­sa­tion de la cen­sure ». « Il existe une large zone grise entre les opi­nions per­son­nelles et les reven­di­ca­tions fac­tuelles, explique-t-il. Il faut être très pru­dent parce qu’il y a beau­coup de reven­di­ca­tions fac­tuelles des gou­ver­ne­ments qui sont lar­ge­ment contes­tées, en par­ti­cu­lier dans le domaine de la géo­po­li­tique avec des sujets comme la Syrie, l’Ukraine, le 11 sep­tembre, etc. Parfois, il n’y a pas une seule pers­pec­tive lar­ge­ment accep­tée mais des visions contra­dic­toires sur un inci­dent. » Selon Paul Schreyer, il est dif­fi­cile de fact-checker effi­ca­ce­ment sur ces sujets, cela remet­tant en ques­tion le modèle même de Correctiv.

« La cen­sure, c’est quand on efface quelque chose, répond David Schraven. Nous n’effaçons rien. Nous pro­po­sons juste aux uti­li­sa­teurs de savoir que cette infor­ma­tion est cer­tai­ne­ment fausse et ils peuvent consul­ter les deux ver­sions, l’article d’origine et celui pro­po­sé par Correctiv après l’enquête. »

Des menaces à répétition

Parfois, la contes­ta­tion cède la place aux menaces. La rédac­tion de Correctiv a tou­jours été contes­tée par ceux qu’elle contes­tait dans ses papier. La situa­tion a dégé­né­ré au cours des der­nières semaines, suite au lan­ce­ment du média libre turc Özgürüz (« Nous sommes libres » en turc) le 24 jan­vier der­nier. L’idée vient du jour­na­liste Can Dündar, ancien rédac­teur en chef du quo­ti­dien turc laïc et pro­gres­siste Cumhuriyet. Il avait été empri­son­né à la suite de révé­la­tions sur des agis­se­ments illi­cites des ser­vices secrets turcs. Ceux-ci livraient dans le plus grand secret des armes à des groupes isla­mistes rebelles en Syrie, cer­tai­ne­ment sous les ordres du gou­ver­ne­ment. Le pré­sident turc Recep Tayyip Erdoğan avait mena­cé Can Dündar sur la chaîne natio­nale : « Je ne le lais­se­rai pas, je le sui­vrai et il devra payer la fac­ture. »

En rai­son du sou­tien de Correctiv au jeune média turc Özgürüz, les menaces se font aujourd’­hui de plus en plus nom­breuses. La pres­sion monte pour les jour­na­listes de la rédac­tion : « On se fait atta­quer, mena­cer, confie l’un d’entre eux. C’est très régu­lier et prin­ci­pa­le­ment sur Internet. » David Schraven, rédac­teur en chef de la news­room alle­mande, est par­ti­cu­liè­re­ment ciblé. Il est décrit comme « un agent ter­ro­riste » dans un article publié le 25 jan­vier par l’un des plus impor­tants jour­naux turcs, le quo­ti­dien natio­nal Sabah. Son visage y est entou­ré d’un cercle rouge, alors qu’il se tient au côté de Can Dündar.

Si les pres­sions sont fortes, les jour­na­listes semblent pour­tant una­nimes dans la rédac­tion. Concentrés sur leurs écrans, accro­chés à leurs télé­phones, ils tra­vaillent sans relâche. La rédac­tion de Correctiv ne céde­ra pas.

Capture d’é­cran du site Sabah.

Travail enca­dré par Cédric Rouquette, Lise Jolly et David Philippot