Par Louise Beliaeff
Enquête de Louise Beliaeff et Manon David
A Berlin
Publié le 16 février 2016

« Comme toutes les petites filles, je rêvais d’avoir deux enfants. » Silja Poethe a 32 ans et un bébé gref­fé à son cou. A force d’entendre sa mère racon­ter ses accou­che­ments catas­tro­phiques, Silja se ravise en pleine ado­les­cence et décide de ne pas « s’infliger de telles souf­frances ». Mais elle ren­contre Levi en 2010 et com­prend que « c’est le bon ». Son ventre s’arrondit en octobre 2015, l’année de leur mariage. En juin der­nier, Silja est deve­nue maman. Comme toutes les mamans ber­li­noises, elle est confron­tée à la pres­sion impo­sée par la socié­té, ses proches, sa famille si ce n’est par sa propre conscience. Comme toutes les mamans ber­li­noises, elle trouve mal­gré tout son che­min et l’équilibre dont elle a besoin. 

Petite femme brune cha­peau­tée d’une cape­line, Maria Ferro, 35 ans, détonne par­mi les autres pas­santes. Elle s’est ins­tal­lée en tant qu’actrice free­lance avec son mari Paulo à Berlin il y a trois ans. Leur pre­mier fils, Vicente, est né il y a cinq ans au Portugal. Un futur bébé com­mence à élar­gir son pull over rayé. En plus d’être le pays d’origine de son mari, l’Allemagne pro­pose de meilleurs ser­vices que le Portugal : « L’éducation, la san­té, le sys­tème social marchent mieux. »

Maria Ferro, elle vient de lais­ser son fils Vicente à l’é­cole maternelle

Stepha­ni Goering, 38 ans, a choi­si d’abandonner sa car­rière pour avoir des enfants. Cette déci­sion fut à la fois « très dure, et évi­dente » : « se consa­crer à ses enfants, c’est juste un chan­ge­ment de car­rière ». Assise sur un banc près de la grande table de sa cui­sine, elle range machi­na­le­ment des pions dans l’échiquier en bois. « J’ai fait des études de méde­cine pen­dant presque sept ans, je vou­lais tra­vailler dans les pays du tiers monde. Il ne me res­tait qu’un exa­men et l’année d’internat à effec­tuer pour vali­der mon diplôme, mais je me suis mariée, et nous vou­lions des enfants. » Elle repro­duit le sché­ma de sa propre famille : « Lorsque que j’étais petite, ma mère res­tait à la mai­son et c’était génial. »

Sur le sofa en cuir capi­ton­né jaune mou­tarde de son salon de tatouage, Heike Hebert, 37 ans, n’a pas choi­si entre enfant et car­rière. Elle parle de ses trois gros­sesses comme si elle réci­tait sa liste de courses : « On n’avait pas pré­vu d’avoir des enfants mais on ne vou­lait pas inter­rompre le pro­ces­sus. Donc voi­là, j’étais enceinte ». Heike a sen­ti les pre­mières nau­sées lorsqu’elle pei­gnait les murs de son local frai­che­ment acquis. Aujourd’hui, elle porte les séquelles de ses trois mater­ni­tés. Ses vête­ments noirs et amples ne masquent pas ses ron­deurs. Elle raconte : « Toutes mes gros­sesses ont été com­pli­quées parce qu’ils (ses enfants, NDLR) ont tous vou­lu sor­tir bien avant le terme ». Pour Loki, sa pre­mière fille, Heike s’appliquait à tatouer un let­trage « old­school » quand elle a per­du les eaux. Loki a vou­lu sor­tir à 6 mois, Otis, de deux ans son cadet, à 5 mois.

Heike Herbet dans son salon « Chorus Tattoo »

 

Entre émerveillement et désillusion

« Depuis douze ans, j’ai les enfants avec moi, toute la jour­née. » Stephani, la mère au foyer dévouée vient de cou­cher les trois plus jeunes, il reste Joshua, 11 ans, qui ne perd pas une miette de la conver­sa­tion. Il revient de son cours de ten­nis de table et finit sa soupe. Être une mère à temps plein, Stephani l’assume plei­ne­ment : « Les parents ont une influence majeure sur leurs enfants. » Son visage se décrispe quand il s’agit de par­ler de sa demi-journée « off », le ven­dre­di après-midi. Son mari John prend le relai, elle peut vaquer à ses occu­pa­tions. « La chose la plus impor­tante, c’est d’abord de sor­tir de cette mai­son ! », s’amuse-t-elle. Joshua s’esclaffe la bouche pleine.

A l’inverse, l’actrice Maria savait qu’elle ne res­te­rait pas long­temps à la mai­son. Pour le bébé qui est en route, elle pré­voit de prendre deux mois de congés offi­ciels puis de tra­vailler ponc­tuel­le­ment pour assu­rer le main­tien de sa pro­tec­tion sociale. Elle laisse le congé paren­tal de 12 mois à son mari pour qu’ils puissent pas­ser un an réunis. C’est elle qui a glis­sé l’idée à Paulo. « Si je prends le congé, je serai seule avec deux enfants, et je ne veux pas affron­ter ça, je pense que je ne serai pas heu­reuse. » Maria sirote un thé rooi­bos aux fruits rouges. Elle prend l’exemple de sa mère, « l’une de ces femmes qui a tout arrê­té pour ses enfants ». « J’ai pu consta­ter que cela ne l’a pas ren­du heu­reuse, continue-t-elle. Un bébé, c’est mignon mais il y a une contre­par­tie : la fatigue. Tu te mets à rêver de cinq minutes de tran­quilli­té pour prendre ta douche. »

De gauche à droite : Luke, Stephani, Leah, Joshua et Sarah Gorering — Photo Manon David

 

L’ombre de la « mère corbeau »

Silja res­sent la « pres­sion » des Berlinois lorsqu’elle se déplace dans la ville, comme en ce froid matin de février. Dans le café au desi­gn épu­ré de Bernauerstrasse, la pous­sette de Fido, 7 mois, prend de la place. La jeune maman s’est mutée en « A.T.T.A » : « Absolute Trage Tuch Abhängige », une « mère addict à l’écharpe de por­tage » pour gar­der le bébé contre soi. Elle cache ses che­veux mauves sous un bon­net noir : « Je n’ai pas eu le temps de me laver les che­veux, je suis déso­lée ». Entre deux allai­te­ments au sein sans pudeur, elle raconte : « J’ai déci­dé de res­ter à la mai­son deux ans mais j’aimerais vrai­ment y res­ter trois. »  Après, elle pour­ra retrou­ver son poste de pro­fes­seure de musique, de reli­gions et d’éthique.

Série “Rabenmutter” (“mère cor­beau”) dif­fu­sé sur la chaîne Sat1. Episode “Babytrage”(“Porte-bébé”)

Stephani connaît aus­si les fron­ce­ments de sour­cils des badauds : « Lorsqu’on ne me connaît pas et que je dis que je reste à la mai­son, les gens pensent que je suis trop bête pour tra­vailler. » Quand elle a fait le choix de pla­quer sa car­rière, la plu­part de ses proches ont pen­sé qu’elle était « folle ». Or, Stephani n’en démord pas : « Mes enfants, c’est ma car­rière ». « Le fait de tra­vailler ou non ne fait pas de toi une bonne ou mau­vaise mère, c’est la qua­li­té des moments que tu passes avec tes enfants qui compte. »

Heike soup­çonne les mères de se créer « toutes seules » cette « pres­sion ». « Je viens d’un petit vil­lage riche, homo­phobe et raciste au sud de Berlin : Königs Wusterhausen », confie Heike la tatoueuse. Ses parents ont tou­jours pen­sé que ça ne mar­che­rait pas si elle conti­nuait à tra­vailler après ses accou­che­ments. Or elle est res­tée un mois à la mai­son pour Loki, deux pour Otis, et pour le petit der­nier d’un an, elle est ren­trée au salon trois semaines après sa nais­sance. Pour la suite, elle s’est orga­ni­sée autour de la nou­nou, la crèche et l’école mater­nelle. « Ceux qui tra­vaillent disent à celles qui res­tent à la mai­son : ‘tu es flem­marde, tu pour­rais tra­vailler’, et les autres se disent : ‘je touche de l’argent de l’Etat, je ne veux pas don­ner  mon enfant à un étran­ger’. »

Loki, 6 ans, dans le salon de tatouage de sa mère Heike

 

A la recherche de l’équilibre

Silja est sou­la­gée, elle va bien­tôt quit­ter Berlin. En juillet pro­chain, la petite famille s’installera au sud de l’Allemagne, à Rheinland-Pfalz, « dans la mai­son de [ses] grands-parents décé­dés ». Elle y voit une « super oppor­tu­ni­té ». En atten­dant, elle cherche du « sou­tien » sur les groupes Facebook des « mamans à Berlin », par­tage son expé­rience d’allaitement et de co-dodo. « Je n’ai pas dor­mi depuis 32 semaines ! » Elle le confesse d’un rire aus­si ner­veux que les gestes du ser­veur au crâne rasé. Fido hurle pour faire com­prendre à l’ensemble des clients qu’il fait ses dents.

Silja Poethe et son fils Fido, 7 mois

« Je ne me rap­pelle plus la sen­sa­tion d’avoir du temps pour moi, de me laver les che­veux seule dans la salle de bain », iro­nise Heike. A quelques mètres d’elle, sa fille Loki des­sine des monstres sur une feuille blanche. La gérante du Chorus Tattoo a « besoin » de son bou­lot parce qu’elle peut y ren­con­trer des gens. Lorsqu’elle tra­vaille, elle n’est pas « juste une mère ». La tren­te­naire aux 4 anneaux dans le nez se confie en gri­bouillant une bombe à retar­de­ment sur un mor­ceau de papier : « Je sais que je ne suis pas une mère par­faite. Des fois je n’arrive pas à faire tout ce qu’une mère doit faire. Avant, je me sen­tais cou­pable mais per­sonne ne peut s’entraîner par avance à être mère. »

Série “Rabenmutter” (mère cor­beau), épi­sode “Sommerferien” (“vacances d’été)

Paulo, l’époux de Maria, s’apprête à prendre un an de congé de pater­ni­té. La maman ori­gi­naire de la pénin­sule ibé­rique sou­rit : « Quand mon fils aura des enfants plus tard, j’espère qu’il fera la même chose pour sa femme. »

Il est 21 heures pas­sées. Chez les Goering, les enfants sont tous mon­tés se cou­cher. Papa et maman sont allés les bor­der tour à tour. Stephani est tou­jours assise sous les spots de la cui­sine qui éclaire sa che­ve­lure blonde nouée en queue de che­val. Derrière elle, trône une col­lec­tion de figu­rines Star Wars et de tasses Starbucks. Elle sou­pire : « Des fois, j’aimerais avoir quelque chose à côté, en dehors de la mai­son ». Stephani a déjà com­men­cé à étu­dier l’informatique à l’aide de cours en ligne. « C’est la seule chose que je peux faire en tant que job d’à‑côté ». En sep­tembre, la petite der­nière, Leah, entre­ra à l’école. « Un gros chan­ge­ment ! ». Elle sou­rit. Ses yeux humides tra­duisent son appré­hen­sion. Pour la pre­mière depuis douze ans, elle sera seule à la maison.

Travail enca­dré par Cédric Rouquette, Frédéric Lemaître, Hélène Kohl