Par Alice Froussard
Enquête d’Alice Froussard et Vincent Lamhaut
A Berlin
Publié le 17 février 2017
D’anciens entrepôts industriels, un grand terrain vague, une caravane décorée et quelques sculptures faites de palettes en bois au bord de la Spree. Sur un canapé usé, deux jeunes Allemands tentent de raviver les flammes d’un feu qui s’essouffle au gré du vent et réchauffent leurs mains, glacées par le froid berlinois. Ces trentenaires sont sculpteurs, ébénistes ou peintres et se sont installés ici, à Schöneweide — en Français, « la jolie prairie » — un quartier excentré et déshérité de l’ex-Berlin-Est. L’air y semble plus fertile pour la création artistique : davantage d’espace, pas de voisins et surtout, un environnement nouveau et inexploité. « Une dizaine d’ateliers a ouvert ici en moins de trois ans, explique l’un d’eux en tirant sur une cigarette. Trouver son atelier dans le centre, c’est de plus en plus difficile. Les prix nous découragent. »
Ils ne sont pas les seuls. Comme eux, de nombreux créateurs quittent le centre de la capitale pour venir s’installer en périphérie. Avec l’afflux de touristes, les artistes paient le prix de l’attractivité de la ville — exercée à leurs dépens. La valeur du mètre carré a doublé en dix ans ; les loyers ont pris 10% en un an et, depuis 2001, les promoteurs immobiliers se lancent dans une course au rachat de terrains et autres ateliers d’artistes du centre-ville pour les transformer en appartements rénovés et luxueux. « On ne va plus pouvoir rester ici, raconte Nana Rebhan, une documentariste berlinoise qui vit à Neukölln, un quartier de l’ancien Berlin Ouest au sud de la capitale, aussi en proie à la gentrification. Ma soeur avait un atelier où elle payait son loyer à peine 150 euros, mais le propriétaire l’a revendu et tout le monde a dû partir. »
En quittant Berlin-centre, ces artistes emportent avec eux un symbole de la ville : son underground impalpable, cette atmosphère de liberté qui y régnait depuis la chute du Mur et l’esprit de cette époque où « tout [était] possible ». Tout ce qui avait fait de Berlin un petit paradis pour les artistes, en somme. Un paradis qui attirait les touristes du monde entier. Si Berlin s’institutionnalise, une partie de cet attrait risque de disparaitre lui aussi.
« Cette avant-garde qui a fait Berlin doit rester là »
La municipalité s’en rend compte. « On a vu les artistes partir », explique Tim Renner, ancien secrétaire aux Affaires Culturelles de Berlin. Partir à l’étranger d’abord — à Krakow (Pologne), Budapest (Hongrie) ou encore Sarajevo (Bosnie) — revenir à Berlin ensuite et s’installer en périphérie…. ou à Leipzig. Située à une heure de la capitale allemande en train, cette petite ville d’ancienne RDA au glorieux passé industriel — surnommée « Hypezig » pour son attrait croissant — séduit les artistes en quête de grands espaces, les Allemands qui fuient l’internationalisation de leur ville et tous les nostalgiques du Berlin première époque. « Vu sa proximité avec Berlin, Leipzig pourrait être considérée comme une banlieue, poursuit Tim Renner. Mais on doit prendre ça au sérieux. Si nous soutenons ceux qui réussissent à vivre de leur art, nous devons aussi soutenir ceux qui sont plus underground. Cette « avant-garde » qui a fait Berlin doit rester là ». Actuellement, l’objectif de la municipalité est de repenser les programmes de soutien à la création artistique et créer 2.000 nouveaux ateliers d’ici cinq ans.
Dans le centre de Berlin, un lieu alternatif résiste : Urban Spree. Deux grands bâtiments en brique délabrés, des couloirs vides aux fenêtres mal isolées et un grand jardin aménagé au bord de la Spree. Situé sur les vestiges d’entrepôts ferroviaires, l’endroit est un des derniers aperçus de ce que pouvait être le Friedrichshain des années 1990, un quartier de l’ex-Berlin Est, proche de la frontière, prisé par une population d’artistes et d’étudiants. Dix ans auparavant, le lieu était abandonné. Aujourd’hui recouvert de tags, d’affichages de toutes les tailles et de graffitis colorés, il accueille des artistes en résidence — sept ou huit en moyenne — qui se partagent les ateliers et restent ici entre un et cinq ans.
Pascal Feucher et Nicolas Defawe, les deux responsables, l’avouent. « Economiquement, une galerie et des ateliers d’une si grande surface aussi bien située dans Berlin, sans le divertissement ou la vente de boisson, ce n’est pas vivable. Ou alors il faut faire une galerie d’art contemporain très établie ». La structure, présente dans tous les guides, profite des touristes qui passent par là et du passage des Street Art Tour. Un atout non négligeable pour les résidents, qui peuvent exposer et vendre leurs propres oeuvres.
Rylsee — de son vrai nom Cyril Vouilloz — est là depuis 2012. Illustrateur et sérigrapheur originaire de Genève, il a choisi Berlin, séduit par le coût de la vie et l’atmosphère. « C’est un véritable éco-système pour la création artistique, raconte-t-il en nous montrant ses dernières créations dans son atelier. Le fait de travailler avec d’autres artistes ayant des spécialités différentes, ça motive. Et c’est bien en dessous des prix du marché. » Pourtant, tout risque de s’arrêter un jour ou l’autre. Le contrat d’Urban Spree avec la municipalité — un loyer modique de 10.000 euros par mois pour 1 700 mètres carrés — se termine en 2019.
Comme à Paris, Londres ou New-York, Berlin devient point de ralliement pour les créateurs et attire les galeries les plus dynamiques. König Galerie, Max Hetzler, Capitain Petzel, Galerie Buccholtz ou encore KOW — celles qui représentent les artistes les plus « commerciaux ». « On a vu la différence, confirme Etienne François, historien émérite de l’Université Libre de Berlin. Au centre, les ateliers faits à partir de trois fois rien ont laissé place à ces galeries très institutionnalisées, s’adressant à un autre public » — un public d’initiés.
La ville séduit de plus en plus d’artistes internationaux, parmi les plus reconnus. « C’est l’un des changements clé des dix dernières années », précise Tim Renner. Le Portugais Jorge Queiroz, dessinateur aux pastels surréalistes ; les Sud-Africains Robin Rhode, danseur-vidéaste venu du street-art, et Pieter Hugo, photographe ; ou encore le plasticien contemporain dano-islandais Oliafur Eliason. « Il emploie 147 personnes. La situation est délicate, les productions artistiques deviennent une industrie à part entière ». Mais l’ancien secrétaire aux Affaires Culturelles le reconnait : cette situation est avantageuse pour l’économie berlinoise. Les créatifs « rentables » — architectes et start-up — semblent avoir remplacé les artistes des débuts.
Ceux qui restent ont pris un chemin différent. Thierry Noir, par exemple. Lyonnais d’origine arrivé à Berlin Ouest en 1982 sans billet de retour, il raconte qu’ils étaient plusieurs comme lui — un noyau d’artistes auto-proclamés — venus par hasard dans cette ville, séduits par sa scène punk bouillonnante, son émulsion créatrice, l’âge d’or de la Nouvelle Vague Allemande. « On était inspirés par les paroles des chansons de Lou Reed (auteur de l’album Berlin en 1973) — ou pour suivre les traces d’Iggy Pop ou David Bowie. »
Son regard sévère et ses cheveux grisonnants contrastent avec les peintures qui ont fait son succès : de grands personnages colorés et enfantins qu’il a peints sur le Mur. Il fut l’un des premiers à peindre illégalement des deux côtés du Mur dès qu’une brèche se créait. Un drôle de manège frénétique et des années de cache-cache avec les Grenzpolizisten (gardes-frontières).
Lui a su profiter du changement de visage de Berlin. Dès la réunification, les endroits de Mur qu’il a peint ont commencé à s’arracher à des prix faramineux ; certains sont aujourd’hui dans des galeries à Tokyo, Los Angeles ou encore Mexico. « Tout le monde voulait son morceau, précise-t-il. Mais l’euphorie qu’on a connu autour de Berlin est retombée. » Il détaille son contrat avec les musées de la ville — celui de Check Point Charlie par exemple — qui vendent des briquets, tee-shirts et autres tasses à cafés à l’effigie de ses « bonhommes », comme il les appelle. S’il est devenu une marque ? « Plus ou moins, oui. » Et les artistes qui partent en périphérie ? Il baisse les yeux et reprend d’un ton froid et presque détaché, comme s’il ne se sentait pas concerné. « ll faut juste s’adapter à la situation. »
Travail encadré par Cédric Rouquette, David Philippot et Lise Jolly