Par Julien Cressens
Enquête et pho­tos d’Ivanne Trippenbach et Julien Cressens
A Berlin
Publié le 16 février 2017

Situé près de la rivière Spree, dans l’est de Berlin, l’Intershop 2000 pos­sède des allures de musée mal entre­te­nu. Ce com­merce pré­sente, sur de vétustes et pous­sié­reuses éta­gères, une cen­taine de pro­duits de la vie quo­ti­dienne dans la République Démocratique Allemande (RDA), l’ancienne Allemagne de l’est (1949–1990). À l’entrée, deux ampoules Narva, encore dans leur embal­lage d’origine, sur­plombent un ser­vice de table Mitropa, l’ancienne com­pa­gnie de ges­tion des voitures-lits en Europe cen­trale. Deux rayons plus loin, des machines à écrire Robotron, entre­prise d’État lors de l’occupation sovié­tique, sont dis­po­sées à côté de cartes pos­tales d’époque.

La plu­part de ces articles sont deve­nus des pièces de col­lec­tion : leur fabri­ca­tion a ces­sé lors de la réuni­fi­ca­tion du pays. «  De nom­breuses indus­tries de l’Est ont fer­mé à cette époque, confie Elke Matz, gérante du maga­sin. Ces genres de pro­duits sont rares! » Veste de trap­peur kaki sur les épaules, bottes épaisses mar­ron aux pieds, Elke affiche la même authen­ti­ci­té que ses pro­duits. L’imposante sep­tua­gé­naire –elle mesure près d’1m80- aux che­veux blancs et à la voix grave a démar­ré son acti­vi­té en 1999. « Il était impor­tant de conser­ver la culture et les sou­ve­nirs de la vie en Allemagne de l’Est. »

La démarche d’Elke Matz était étroi­te­ment liée au déve­lop­pe­ment de l’ostalgie. Formé à par­tir des mots “Ost” (“est” en alle­mand) et nos­tal­gie, ce néo­lo­gisme dési­gnait le sen­ti­ment qui s’était empa­ré d’une par­tie des Allemands de l’Est après la chute du Mur de Berlin. Il s’est pro­gres­si­ve­ment trans­for­mé en un folk­lore com­mer­cial cri­ti­qué par cer­tains « Ossis ».

Elke Matz dans l’arrière bou­tique de l’Intershop 2000.

Un marché en plein essor

Depuis dix ans, l’activité éco­no­mique liée à l’ostalgie n’a ces­sé de croître. Présent sur les feux de signa­li­sa­tion en RDA, le “bon­homme vert” Ampelmann est deve­nu une marque dépo­sée en 1996. Le groupe Gmhb Ampelmann, pro­prié­taire du bre­vet, a lan­cé sa pre­mière bou­tique de pro­duits déri­vés en 2001. Il compte aujourd’hui huit fran­chises dans Berlin. Les deux plus récentes ont ouvert l’été der­nier, dans le quar­tier de la gare d’Hauptbahnhof et le centre com­mer­cial Alexa. Ces enseignes vendent plus de 600 pro­duits à l’effigie de l’Ampelmann et de son pen­dant fémi­nin l’Ampelfrauen. La “dame des feux rouges” est appa­rue sur le réseau rou­tier alle­mand en 2004. Le groupe ne sou­haite pas com­mu­ni­quer son chiffre d’affaires. Mais l’annuaire inter­na­tio­nal d’entreprise Kompass indique une four­chette com­prise entre 10 et 25 mil­lions d’euros pour l’année 2014.

Le DDR Museum –consa­cré à la vie quo­ti­dienne de l’ancienne Allemagne de l’Est — fait par­tie des dix musées les plus visi­tés de Berlin. Depuis son ouver­ture en 2007, l’établissement a mul­ti­plié par huit sa fré­quen­ta­tion (69 473 contre 583 809 en 2016). L’hôtel « Ostel » a ouvert la même année. Situé dans la par­tie popu­laire du quar­tier de Friedrischain, il per­met à ses clients de dor­mir dans des chambres déco­rées comme à l’époque de la RDA. Des res­tau­rants ber­li­nois – l’étendue géo­gra­phique de la capi­tale alle­mande ne per­met pas de recen­ser de manière pré­cise leur nombre — ont inté­gré à leur carte des plats de l’ « ost-cuisine » comme la Soljanka, une soupe aigre et épi­cée à la tomate, ou le steak de porc au four. Le groupe « Trabi-word » pro­pose des visites de Berlin en Trabant, la célèbre voi­ture construite pen­dant trente ans dans l’Est. L’organisme a diver­si­fié ses acti­vi­tés en ouvrant un bar et un musée. De nom­breux pro­duits de la RDA, comme les cor­ni­chons du Spreewald, le cham­pagne mous­seux Rotkappchen ou le café Mocca peuplent les étales des com­merces ber­li­nois. Des stands, ins­tal­lés en pleine rue, vendent des chap­kas et des acces­soires por­tés par l’armée sovié­tique lors de sa domi­na­tion en RDA.

Employée de l’hôtel « Ostel », Nadia* sou­ligne que les tou­ristes étran­gers repré­sentent une part impor­tante de la clien­tèle : « Maintenant, c’est plus de 50%. Nous comp­tons aus­si de nom­breux visi­teurs ori­gi­naires de l’Ouest de l’Allemagne. Les anciens Allemands de l’Est sont rares.» Elke Matz dresse le même constat : «  Je reçois de plus en plus de visi­teurs étran­gers. Il y a quelques années, mon maga­sin est appa­ru dans un guide tou­ris­tique de Berlin. Peu de temps après, des Japonais ont débar­qué ! » s’amuse-t-elle.

La bou­tique Ampelmann située sur l’avenue Unter Den Linden, proche de la Porte de Brandebourg

« C’est devenu du folklore »

L’ostalgie n’a pas tou­jours été un busi­ness fruc­tueux. « Ce sen­ti­ment de nos­tal­gie s’est déve­lop­pé au milieu des années 1990, ana­lyse Werner Zettelmeier, cher­cheur au CIRAC (Centre d’information et de recherches sur l’Allemagne contem­po­raine). Confrontés aux consé­quences de la réuni­fi­ca­tion, à savoir une baisse du pou­voir d’achat et une mon­tée du chô­mage, cer­tains Allemands de l’Est, qui se consi­dé­raient comme les per­dants de cette union, ont cher­ché des vec­teurs com­muns d’identité, des choses dont ils pou­vaient être fiers. Ils se sont tour­nés vers les pro­duits de la vie quo­ti­dienne de la RDA. » S’il reste encore des nos­tal­giques, ils n’éprouvent plus le besoin de maté­ria­li­ser ce sou­ve­nir : « Il y a deux rai­sons : avec le temps, cer­tains se sont inté­grés dans la nou­velle Allemagne. L’explication est aus­si géné­ra­tion­nelle : les nou­velles géné­ra­tions ne peuvent pas être “ostal­giques”, puisqu’elles n’ont pas connu la vie à l’Est. »

Werner Zettelmeier constate une muta­tion de l’ostalgie : « C’est deve­nu du folk­lore. Un bon moyen de se démar­quer pour les éta­blis­se­ments.» Le socio­logue alle­mand Thomas Ahbe cite l’exemple de la bière ‘’ Roter Oktober ’’ (“octobre rouge”), «un pur pro­duit de l’ostalgie, puisqu’elle n’existait pas avant 1990. »

Ce “busi­ness ostal­gique” sus­cite de mul­tiples cri­tiques chez une par­tie des anciens Allemands de l’Est, nos­tal­giques ou non. «  Il est nor­mal d’entendre de nom­breux com­men­taires à pro­pos de l’ostalgie, constate Thomas Ahbe. Pour ceux qui ont souf­fert, l’ostalgie est très néga­tive. Ils vont vous dire : “Honte à vous, la vie à l’Est était ter­rible !” Les nos­tal­giques sont quant à eux très sen­sibles à l’image de leur vie d’antan. Ils ne tiennent pas à ce qu’elle soit défor­mée ou fasse l’objet de blagues

« On joue avec le symbole d’un monde disparu »

« Ça me rend fou que des gens puissent aller dor­mir sous le por­trait d’Erich Honecker [Président entre 1976 et 1989], déplore Harmut Richter, un ancien Allemand de l’est , ou que des clowns soient payés à faire les cons avec des emblèmes de la RDA. » Le sexa­gé­naire n’est pas nos­tal­gique de sa vie à l’Est. Pendant la période de sépa­ra­tion de l’Allemagne, il a ten­té de rejoindre l’Ouest à de nom­breuses reprises. Parvenu à ses fins en 1971, il a été condam­né en 1976 à quinze ans de pri­son pour avoir aidé des per­sonnes à tra­ver­ser la fron­tière. « Je n’ai rien contre les per­sonnes qui sou­haitent com­mé­mo­rer l’Allemagne de l’Est, mais il faut qu’il y ait des limites. Cette exploi­ta­tion com­mer­ciale me fait ger­ber. Que des gens se fassent de l’argent sur le dos de cette histoire…»

Harmut Richter dans un café proche du mémo­rial du Mur de Berlin.

Guide fran­çaise dans une coopé­ra­tive ber­li­noise, Céline Meyer cri­tique « un sys­tème qui consiste à vendre aux tou­ristes un régime dic­ta­to­rial ». Lors de ses visites dans la par­tie “Est” de Berlin, elle emmène ses clients au mémo­rial du Mur, sur l’Alexanderplatz, et remonte la Karl Marx Allée, où para­daient les sol­dats de l’Est. L’intégralité des lieux visi­tés sont publics. Elle délaisse les éta­blis­se­ments “ostal­giques”: « Prenez l’exemple du DDR Museum, qui a ouvert en 2007. Le musée veut être attrayant, il vous fait mon­ter dans les Trabant, c’est folk­lo­rique. Mais cela conduit à mon­trer une façade très sym­pa­thique de la RDA. Mes amis nés dans l’Est avant la réuni­fi­ca­tion l’appellent le musée du men­songe. Moi, j’appelle ça du dark light tou­rism ! (« Tourisme mal éclai­ré »). »

Mélanie Alperstaedt dément un éven­tuel polis­sage de l’histoire à des fins com­mer­ciales: « Bien sûr que nous devons nous mon­trer un brin ‘’mar­ke­ting’’ en met­tant en avant des aspects ludiques du musée, comme la visite des pièces des mai­sons de l’époque, concède la char­gée de la com­mu­ni­ca­tion du musée,. Mais cela ne nous empêche pas d’exposer de la façon la plus juste pos­sible la dic­ta­ture qui exis­tait à l’Est. »

« Tout est sur­fait », sou­pire Maxime Léo. Né en RDA, le jour­na­liste, écri­vain et scé­na­riste n’est pas cho­qué par l’exploitation com­mer­ciale de l’ostalgie, « une logique capi­ta­liste qui s’applique par­tout ». Il regrette cepen­dant qu’elle se base sur une vision mani­chéenne de son ancien pays. « On vend aux tou­ristes une véri­table aven­ture. “Venez vivre sous l’époque sovié­tique, venez man­ger la bouffe du diable”. On ne cherche pas à savoir à quoi res­sem­blait vrai­ment la RDA. Mais bon, cette image marche, donc on s’en fout ! On joue avec le sym­bole d’un monde dis­pa­ru ». Pour illus­trer sa pen­sée, l’homme cite Napoléon Ier : « L’histoire est une suite de men­songes sur les­quels on est d’accord. » Et l’ostalgie une suite d’établissements qui font des profits.

*Le pré­nom a été modifié.

Travail enca­dré Par Cédric Rouquette et David Philippot