Par Ivanne Trippenbach
Enquête d’Ivanne Trippenbach, avec Julien Cressens
A Berlin Marzahn-Hellersdörf
Publié le 17 février 2017
La devanture de la boutique est écrite en lettres cyrilliques. Un tube russe démodé rompt le silence du quartier. Derrière le comptoir, se tient Galina. Cette femme forte au port altier a le regard noir, les yeux étirés vers les tempes, les cheveux blonds coiffés d’une épaisse chapka en fourrure de lapin. Elle échange quelques mots en russe avec Mariana, qui flâne devant les bibelots rouges et or, les couleurs de la Grande Russie. C’est l’une des rares scènes de vie à Marzahn, cette banlieue de l’est connue comme le « ghetto russe » de Berlin. Plus de 40 000 « Russes Allemands », ou « Allemands de Russie », habitent les barres d’immeubles qui donnent au district sa physionomie soviétique.
Ils appartiennent à la discrète communauté russophone d’Allemagne, hétérogène et dispersée sur le territoire. Sur elle, les autorités allemandes gardent un œil. Le Kremlin s’appuie sur cette diaspora singulière pour promouvoir les discours d’extrême droite et faire rayonner son influence à l’étranger. A six mois des élections fédérales qui renouvelleront le Bundestag et mettront en jeu le mandat d’Angela Merkel, le maître de la Russie Vladimir Poutine pourrait, à travers les voix germano-russes, influencer le scrutin.
Il faut remonter à Catherine II de Russie pour comprendre la présence russophone dans Berlin-Est. Invités par l’impératrice d’origine allemande en 1763, quelques 100 000 Allemands partent s’installer sur les bords de la Volga. En communautés autonomes, ils préservent leur culture germanique pendant plus de deux siècles… jusqu’à l’invasion de l’URSS par Hitler, en 1941. Accusés de soutenir le Troisième Reich, les Allemands de Russie sont persécutés et déportés par Staline au Kazakhstan et en Sibérie. Après la guerre, le gouvernement allemand offrira à ces « Allemands de souche » le droit au retour pour « réparer » les conséquences du nazisme.
La chute du Mur en 1989 accélère les migrations. Mariana, née en 1967 à Odessa, sur les rives de la mer Noire, fait partie de la première vague. Comme elle, 150 000 Allemands de Russie quittent les anciens territoires communistes dès 1990 pour rejoindre la « patrie » de leurs ancêtres. Patrie inconnue mais qui apparaît comme la promesse de jours meilleurs. Au total, près de deux millions et demi d’Aussiedler de Russie tentent leur chance à l’Ouest. Allemands par le sang, comme le consacre la Loi fondamentale de 1949, les Russlanddeutschen obtiennent le passeport de la RFA. Ils gagnent le pays en tant que citoyens, même si la plupart n’en parle pas la langue. Une intégration difficile condamne une partie d’entre eux au chômage et à la misère sociale.
« Mon âme est russe »
« Moi je parle allemand », assure avec fierté Galina, arrivée du Kazakhstan il y a vingt ans. « Ceux qui ne parlent pas ne travaillent pas. Nous les femmes soviétiques, nous savons travailler ». Elle marque sa préférence pour le mot « soviétique ». Il sonne pour elle plus glorieux que « russe ». Avec son mari, infirmier scolaire, son fils aîné camionneur, sa fille et son petit-fils qui vivent avec elle, Galina s’exprime en russe. Comme Mariana. « Je vis à Marzahn parce que j’aime ma langue, déclare spontanément la promeneuse. Mon cœur est en Russie, mon âme est russe ».
Selon Gesine Wallem, historienne spécialiste des Aussiedler russes allemands, la première génération « s’identifie culturellement à la Russie », mais cette culture est « idéalisée ». « Par la langue, la nourriture, poursuit la chercheuse, les Russes Allemands entretiennent une nostalgie d’un passé qui a peu à voir avec la Russie actuelle. »
Cet attachement au pays des tsars n’est pourtant pas le monopole des plus âgés. Evgeny Falkenstern, 28 ans, allemand par sa grand-mère, est arrivé à Berlin à l’âge de 18 ans. « Je devais suivre ma famille, personne ne m’a demandé ce que je voulais », se souvient-il. Depuis, le jeune homme s’est tissé un réseau d’amis en Allemagne et a créé son business d’escape games à l’ouest de la capitale. « Je suis Russe avant d’être Allemand, affirme-t-il, en russe. Même si je reste ici jusqu’à mes 60 ans. »
Au Mix Markt, le supermarché russe, les habitants retrouvent « leur Russie ». Ils se ravitaillent en biscuits « sushkis », en bocaux de cornichons et en friandises qui, à Moscou, ravissaient les gamins des années 1980. Alignées sur les étagères, les bouteilles de vodka sont géorgiennes, moldaves, ukrainiennes, polonaises… autant d’échantillons de l’ex-Union soviétique. Devant ce même supermarché, des centaines d’entre eux s’étaient retrouvés pour protester, en janvier 2016, après « l’affaire Lisa ». Une jeune fille russe de 13 ans vivant à Marzahn avait prétendu avoir été violée par des réfugiés, une histoire vite déconstruite par l’enquête. Persuadés que la police « mentait », 3 000 à 10 000 Russes Allemands ont manifesté dans tout le pays.
Ce fait divers a mis au jour le mal-être de la communauté russophone. Car si une majorité de Russes Allemands se sent « bien » en Allemagne, la « russtalgie » qui les gagne n’est pas sans conséquence. « La communauté germano-russe est conservatrice et sensible aux discours du Kremlin », analyse Gesine Wallem. En janvier 2016, elle s’est montrée « particulièrement vulnérable aux campagnes de désinformation russe » relayées par les milieux d’extrême droite. Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, avait publiquement accusé les pouvoirs publics allemands de « dissimuler des informations ».
Poutine, « le plus beau »
Aux yeux de Moscou, les Russlanddeutschen forment un vivier stratégique de « compatriotes ». Cette notion, habilement portée par la diplomatie russe, désigne non seulement les descendants de ressortissants russes, mais aussi toute personne se sentant liée avec la Russie. Principal intérêt : repeupler l’immense espace russe pour faire face au déclin démographique. Ceux qui choisissent de rentrer en Sibérie ou sur les bords de la Baltique se voient offrir terres et argent – mais ils sont minoritaires. Le Kremlin a davantage intérêt à influencer la politique intérieure allemande. « Ses moyens de propagande sont nombreux et invisibles pour les autorités », observe Alexey Kozlov, militant russe des droits de l’homme réfugié à Berlin depuis quatre ans.
Premier levier, selon le fondateur du collectif Solidarüs : l’argent russe. Par l’intermédiaire de fondations, le Kremlin finance des projets de recherche ou des actions culturelles qui promeuvent la « Grande Russie ». Il fait appel à des intervenants pro-Poutine, comme la députée conservatrice Yelena Mizulina, à l’origine de la loi dépénalisant les violences domestiques votée le 12 janvier, ou Alexander Rahr, un « spécialiste de la Russie » prisé par les médias français. Vitrine du soft power russe à Berlin, la Maison russe de la culture et de la science abrite des ONG. « L’association est totalement indépendante de l’Etat », croit bon de préciser Natalia Roesler, responsable de l’association d’aide aux migrants Club Dialog, au troisième étage du bâtiment russe de l’avenue Friedrich.
Le second levier est plus évident. Russia today, Rossiya 1, Life News, Klosniki… « Il existe des médias en Allemagne qui ont la couleur des médias, mais qui n’en sont pas, explique Alexey. Ils ne montrent que le versant pro-russe de la réalité ». « Nous avons tous Kartina TV », dit Galina sur le ton de l’évidence, dans son échoppe de Marzahn. Elle fait allusion au pack de 100 chaînes russophones auquel elle est abonnée pour 20 euros par mois. « Je suis russe, justifie-t-elle, donc je regarde les news russes. Ces informations sont faites pour moi. » Mariana renchérit : « Mon mari, mes enfants, nous aimons Vladimir Vladimirovitch Poutine. C’est le plus beau, le plus fort, le meilleur. Il défend les valeurs traditionnelles. »
Les droits de l’homme en Russie ? « Respectés, puisque la peine de mort est interdite. » L’assassinat de la journaliste opposante Anna Politkovskaïa ? « La Russie l’a nourrie et éduquée, elle devait s’attendre à être éliminée. » La guerre en Ukraine ? « Un coup monté pour vendre des armes et de l’information. » La Géorgie ? « Plus de morts russes que géorgiens. » A chaque interrogation ses répliques immédiates, prononcées d’une seule voix par les deux interlocutrices. Leur défiance envers les journalistes non russes est totale. Un crayon ou une caméra provoquent immédiatement des tensions. Une photo ? « Niet ! » Et même trois fois « niet ». « Qui sait ce que vous allez écrire ? On ignore les conséquences. » Le trentenaire Evgeny remarque : « Les plus âgés sont tous pro-Poutine. Ils n’ont que la télévision comme source d’information. »
« Ce que les chaînes de TV russes tentent de faire, explique Alexey Kozlov, c’est de politiser des populations en Allemagne ». Un jeu donnant-donnant s’est mis en place : les médias russes servent de plateforme à l’Alternative für Deutschland (AfD) et, réciproquement, les groupes d’extrême droite relaient les propos anti-réfugiés, anti-islam et anti-LGBT du Kremlin. L’AfD est le premier parti à avoir imprimé ses affiches et tracts en russe. « La communauté des Aussiedler est prise entre la propagande du Kremlin d’un côté et l’AfD de l’autre, résume Alexey Kozlov. Toutes ces actions à plusieurs niveaux peuvent changer les choses ». Sur une communauté d’environ 4 millions de personnes, la moitié des votants pourraient porter deux membres au Bundestag. « C’est un chiffre élevé, qui change le paysage politique, poursuit le militant. Plus on avance vers l’élection, plus des manipulations comme l’affaire Lisa arriveront. »
Effet boomerang anti-Merkel
Les autorités allemandes prennent très au sérieux le risque d’influence de Vladimir Poutine sur l’opinion publique, quelques mois après l’ingérence de Moscou dans l’élection du président américain Donald Trump. Une enquête des services secrets allemands remise début février au gouvernement fédéral s’est penchée sur la question. Officiellement, les renseignements n’ont pas trouvé de « preuve » d’une campagne de désinformation orchestrée par le Kremlin. Autrement plus inquiétante est la colère, latente et généralisée, de la communauté russophone sur laquelle jouent les médias russes.
« Angela Merkel ne gagnera pas la prochaine élection, assène Evgeny, sûr de lui. A cause des réfugiés. Les gens sont très en colère. » Le jeune homme reprend à son compte un thème de l’extrême droite populiste : il y aurait de « bons immigrés » de sang allemand et de « mauvais immigrés » musulmans. « Les nouveaux venus ne veulent pas s’intégrer, poursuit-il. Ils ne devraient pas venir en Allemagne. Ils ont de l’argent, ils peuvent aller dans n’importe quel pays. Moi je suis venu en tant qu’Allemand. » Mariana accuse : « Ils refusent de travailler. Comme on dit en Russie, “Kto ne rabotaet tot ne yest“, ‘si tu veux manger, travaille’. »
Aux sources du ressentiment des Russlanddeutschen, le souvenir de ne pas avoir reçu le même accueil. Nombre d’entre eux vivent l’arrivée en Allemagne d’un million de réfugiés syriens comme l’abandon de « Mutti Merkel » (« maman Merkel »). A cela s’ajoutent les « réflexes de repli communautaire développés en URSS pour survivre », veut également justifier Natalia Schoeler. « Ma mère se lève de son banc quand un musulman s’assoit près d’elle, raconte Evgeny. Pour elle, les musulmans sont des citoyens de seconde classe ». Issu d’une génération déchirée entre l’Allemagne et la Russie, le trentenaire essaie de « faire différemment » en travaillant comme traducteur dans un centre d’accueil pour réfugiés.
Traditionnellement fidèles à la CDU d’Helmut Kohl, le parti qui les a accueillis en Allemagne, les Russen se détournent de plus en plus des chrétiens-démocrates. Ces migrants d’hier, qui avaient reçu les attributs de la citoyenneté avant de poser le pied en Allemagne, habitent depuis vingt ans les marges de la société. « Avec d’autres déçus par les promesses de la réunification, explique Dmitri Geidel, candidat SPD à Marzahn pour les législatives, ils représentent une importante réserve de voix pour Die Linke et l’AfD », situés à chaque extrême du spectre politique allemand. Aux élections régionales de septembre dernier, le parti Alternative für Deutschland a récolté 25% des suffrages à Marzahn-Hellersdörf. Mariana et Galina ont voté pour l’extrême gauche pro-Poutine. Evgeny, lui, « ne vote pas ». Du moins, « pas encore ».
Travail encadré par Cédric Rouquette et David Philippot