Par Clément Rouget
Enquête de Romain Gaspar et Clément Rouget
A Berlin
Publié le 16 Février.
“Pour la première fois depuis que je suis entré dans le parti il y a neuf ans, une enquête d’opinion nous place en tête”. Roman Krüger est un jeune responsable de 25 ans du Jusos (mouvement des jeunes socialistes) à Berlin. Dans un sondage paru la semaine dernière, les sociaux-démocrates du SPD devancent les conservateurs de la CDU d’Angela Merkel pour les élections fédérales du 24 septembre. Le parti de gauche se relève pourtant à peine des réformes Schröder d’inspiration libérale. Il est affaibli par ses divisions internes et la perte de 400 000 militants depuis 2005. L’aile gauche demeure traumatisée. Et le manque de cohésion sur la ligne du parti fragilise ce possible retour au premier plan.
Écharpe rouge autour du cou, sans émotion apparente, celui qui est engagé au SPD depuis ses 17 ans n’ose croire à ce sondage : “Cela vient d’un institut qui n’est pas encore très connu. Certains disent qu’ils voulaient se faire un nom avec cette enquête. On peut dire qu’ils ont réussi.”
La prudence du jeune militant est compréhensible. Depuis 2005, le SPD n’a plus gagné une élection fédérale. Angela Merkel s’est imposée comme le visage du pays et a enchaîné trois mandats. Pire, en 2009, les sociaux-démocrates sont tombés à 23%, leur plus faible score depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. “Ces dernières années cela a été dur, enchaîne Roman. Je suis bien plus optimiste depuis le retrait de Sigmar Gabriel fin janvier.” Le président fédéral du SPD renonce à se présenter alors qu’il se sait moins populaire que Martin Schulz, le nouveau candidat.
Schulz grimpe. Mais on cherche toujours son programme politique.
Gero Neugebauer, politologue
Cet événement politique bouscule une campagne où Angela Merkel apparaissait jusqu’à présent comme la grande favorite. “Le SPD a formidablement remonté la pente, il est passé de 23 à 31%, explique Klaus-Peter Sick, historien au centre Marc Bloch à Berlin. L’écart s’est largement resserré au point où il y a maintenant une pré-panique au sein de la CDU.”
Martin Schulz est populaire. Il n’a pas gouverné dans la grande coalition entre le SPD et la CDU qui a géré le pays ces quatre dernières années. L’ancien président du parlement européen est un homme neuf. “Schulz grimpe, indique le politologue Gero Neugebauer. Mais on cherche toujours son programme politique.” A l’abri à Bruxelles des polémiques internes, Schulz se retrouve en pleine lumière. Il doit rassurer les siens sur ses intentions dans un parti toujours profondément divisé sur les réformes Schröder.
Von 1949 bis heute: Das Abschneiden der SPD und ihrer Kanzlerkandidaten bei den Bundestagswahlen via @dpa_infografik (dmo) pic.twitter.com/dhAUf6NuSC
— dpa (@dpa) January 24, 2017
(De 1949 à aujourd’hui: La performance du SPD et de leur candidat chancelier lors des élections législatives via @dpa_infografik )
Il a plongé notre parti dans une immense crise identitaire, qui dure encore jusqu’à aujourd’hui. Je ne sais pas s’il a oublié ou s’il ne voulait pas se rappeler des valeurs associées à la sociale-démocratie mais c’était une énorme erreur.
Roman Krüger, jeune militant du SPD
Le 14 mars 2003, le chancelier Schröder annonce devant le Bundestag le programme de réforme le plus important depuis la fin de la guerre, l’Agenda 2010. La secousse est immense. “A l’époque c’était des déchirements inouïs pour le SPD et pour la gauche allemande, raconte Klaus-Peter Sick. Du point de vue des membres du parti, cela reste un traumatisme.” Interrogé sur l’ex-chef de gouvernement, Roman pèse ses mots. “J’admire la force de ses convictions et sa volonté de se battre pour elles. Qu’il soit prêt à mettre en jeu sa carrière pour ses idées. En revanche, il est aussi responsable de l’Agenda et de ses horribles conséquences sociales. Surtout il a plongé notre parti dans une immense crise identitaire, qui dure encore jusqu’à aujourd’hui. Je ne sais pas s’il a oublié ou s’il ne voulait pas se rappeler des valeurs associées à la sociale-démocratie mais c’était une énorme erreur.”
Le téléphone à peine décroché, quand on lui rappelle le thème de l’interview, le politologue Gero Neugebauer éclate de rire. En expérimenté observateur de la vie interne du SPD, il sait que le sujet de l’Agenda 2010 est encore tabou. “Martin Schulz a dit : “Ne parlons pas du passé. Concentrons-nous sur le futur.” “C’est encore aujourd’hui très controversé, explique Roman en bon connaisseur de son parti. L’aile droite est toujours fermement en faveur de ce qui a été fait. L’aile gauche veut revenir sur les réformes une fois pour toutes. Et puis il y a un groupe au milieu qui dit que nous devions faire les réformes mais que des erreurs ont été commises.”
Martin Schulz a dit : “Ne parlons pas du passé. Concentrons-nous sur le futur.
Gero Neugebauer, politologue
Les économistes sont également divisés sur la question. Peter Bofinger, économiste plutôt classé à gauche, n’épargne pas la politique menée de 2003 à 2005 : “Le SPD a fait beaucoup pour décourager ses électeurs. Schröder a mis en place une politique néo-libérale. Après un an au chômage, des personnes qui ont travaillé durant 30 ans se sont retrouvées au même niveau d’indemnités que des personnes n’ayant jamais travaillé. Une autre de ses grandes erreurs a été de réduire massivement les impôts, notamment des plus riches. Comment un social démocrate peut-il faire ça ?”
Dans l’opinion allemande, l’Agenda 2010 n’est plus une matière inflammable, comme il a pu l’être dix ans auparavant, mais reste loin de faire consensus. “L’opinion est divisée, analyse Gero Neugebauer. Deux tiers de la population dit que l’Agenda a été bon pour l’Allemagne, l’a aidé à sortir de la crise et devenir une économie forte. Mais deux tiers disent aussi que c’était une erreur pour la social-démocratie et que cela trahissait ses valeurs.”
Après un an au chômage, des personnes qui ont travaillé durant 30 ans se sont retrouvées au même niveau d’indemnités que des personnes n’ayant jamais travaillé. Comment un social démocrate peut-il faire ça ?
Peter Bofinger, économiste
Et en cette année d’élections fédérales, les socialistes ont tous en tête le prix payé dans les urnes. Gero Neugebauer donne quelques chiffres : “En 2009, le SPD a perdu 10 millions de voix par rapport à 1998, quand Schöder arrivait au pouvoir pour la première fois. La plupart des chercheurs attribuent ces pertes à l’Agenda 2010 et ses conséquences.” Pour les partisans du projet, peu importe, l’intérêt du pays exigeait ces sacrifices.
Au bout du fil, la voix est ferme. “Bien sûr. C’était la bonne chose à faire.” Wolfgang Clement, l’emblématique “super-ministre” de l’Economie et du Travail du second gouvernement Schröder est convaincu que la situation économique de l’Allemagne l’exigeait. “Le chômage augmentait de façon extrêmement dramatique. On venait de franchir la barre des cinq millions de chômeurs. Il fallait changer les choses.”
Notre politique pour contenir le chômage ne marchait pas. On finançait le système de sécurité sociale, encore et encore. Mais cela ne changeait rien à la situation économique. On devait changer la donne.
Wolfgang Clement, ancien ministre du gouvernement Schöder
Au début des années 2000, l’Allemagne est bien “l’homme malade de l’Europe”. La réunification à marche forcée entre l’Ouest et l’Est explique en partie les difficultés du pays. Le professeur de politiques publiques, enseignant à la Hertie School of Management de Berlin, Jochen Clasen confirme : “L’Allemagne était vue comme un pays en crise selon plusieurs indicateurs économiques. Et surtout si l’on regardait son taux de chômage.” La dernière fois que le nombre de chômeurs a dépassé les cinq millions, Adolf Hitler se préparait à devenir chancelier. Le choc provoqué dans le pays est immense.
“Notre politique pour contenir le chômage ne marchait pas, résume Wolfgang Clement. On finançait le système de sécurité sociale, encore et encore. Mais cela ne changeait rien à la situation économique. On devait changer la donne. Le centre de l’Agenda, c’était la réforme du marché du travail. Mais nous avons aussi baissé les taxes et les contributions au système social, investi dans l’éducation.… Au moins cela a réussi. Après 2005, le chômage n’a fait que diminuer sans cesse”.
Nous avons changé la situation dans le pays. Et après coup, les sociaux-démocrates ont commencé à parlementer entre eux. Ils adorent toujours parlementer entre eux.
Wolfgang Clement, ancien ministre du gouvernement Schröder.
Malgré ces résultats sur l’emploi, le SPD est coupé en deux. En 2008, l’ancien ministre, ouvertement pro-nucléaire, critique en pleine campagne pour des élections locales une candidate du SPD en faveur de l’abandon de l’atome. Une commission régionale du parti lance une procédure d’exclusion. Cela déclenche une crise ouverte à l’échelle nationale. En réalité, c’est bien le bilan des réformes qui se solde dans une âpre lutte politique. Après de multiples rebondissements, Wolfgang Clement décide de s’en aller. Il paye de sa carrière politique les divisions de son parti mais aussi “son caractère tranchant, explique Klaus-Peter Sick. Plus dur qu’un Valls.” Et la voix de l’ancien ministre semble pleine d’amertume quand il s’exprime sur ses anciens camarades. “Nous avons changé la situation dans le pays. Et après coup, les sociaux-démocrates ont commencé à parlementer entre eux. Ils adorent toujours parlementer entre eux. Maintenant, ils veulent revenir sur les mesures. D’un point de vue économique, c’est un profond retour en arrière. Ils ne devraient pas faire ça. Mais bon, c’est ce qu’ils veulent. Ils répètent toujours leurs erreurs.”
“Jusqu’où la gauche allemande doit-elle être solidaire du capitalisme en crise ? C’est l’épineuse question qui traverse l’histoire de la sociale-démocratie, raconte Klaus-Peter Sick. En 1959, les sociaux-démocrates allemands tranchent. Ils adoptent de manière volontaire et consciente l’économie de marché et le cadre parlementaire.”
Jusqu’où la gauche allemande doit-elle être solidaire du capitalisme en crise ? C’est l’épineuse question qui traverse l’histoire de la sociale-démocratie.
Klaus-Peter Sick, historien.
A la fin des années 1990, le modèle à suivre est la troisième voie incarnée par Tony Blair. “Le Labour britannique était écarté du pouvoir depuis 1979. Enfin en 1992 ils ne parviennent pas à y revenir, à leur grande surprise. Ils se lancent alors dans une grande introspection” rappelle Jochen Clasen. Derrière le charismatique et télégénique Blair, ils rénovent la pensée socialiste en la rapprochant du centre. En Allemagne, le SPD est dans une situation électorale similaire. Le chancellerie lui échappe depuis 1983. En 1999 les deux leaders signent le Blair-Schröder-Papier qui confirme leur rapprochement idéologique. Le social-libéralisme est à son apogée sur le continent européen.
Malgré les controverses, l’Agenda 2010 continue de nourrir une partie de la sociale-démocratie européenne. L’Italie de Matteo Renzi assume de s’être directement inspiré des réformes Schröder. Filippo Taddei, économiste et conseiller de l’ancien chef du gouvernement l’explique : “Réformer le marché du travail est quelque chose qui a été très important en Allemagne et traditionnellement un point faible de l’Italie. L’idée générale des réformes allemandes et italiennes est de flexibiliser le marché du travail pour faciliter la transformation de l’économie.” Un social-libéralisme aujourd’hui contesté au sein de la gauche en Angleterre ou en France avec les victoires de Jeremy Corbyn ou Benoît Hamon.
La sociale-démocratie n’a peut-être jamais été aussi fragile et les militants en sont conscients. “Une partie du SPD pense que si le parti forme une nouvelle coalition avec les conservateurs, cela serait mortel, argumente Gero Neugebauer. En Autriche la sociale-démocratie a quasiment disparu à cause de ces grandes coalitions”. La survie même du SPD pourrait dépendre des orientations politiques de Martin Schulz. Avant de partir, Roman lâche : “Si nous décevons une nouvelle fois les gens, et surtout les classes populaires, nous sommes finis”.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Lise Jolly et Hélène Kohl