Par Sarah Duhieu
Enquête de Sarah Duhieu et Justine Frayssinet
A Berlin et Fürstenberg
Publié le 20 février 2017
Le froid glacial de la nuit berlinoise n’aura pas entamé la détermination des touristes. Ce dimanche, à peine visibles sous le clair de lune, ils sont encore des dizaines à marcher en procession vers l’immense bâtiment à l’architecture stalinienne qui abrite le Berghain, temple de la techno. Derrière les carreaux du deuxième étage du club, des rayons laser verts et rouges dansent au rythme des pulsations sonores. Plus loin, une lumière tamisée révèle la silhouette de deux êtres en plein acte sexuel.
Se plonger dans cette ambiance sulfureuse se mérite : il faut passer sous le regard inquisiteur de l’imposant physionomiste, Sven Marquardt. Le visage piercé et tatoué, la barbe grise, l’œil sévère, il trie les clients à la chaîne d’un revers de la main. Vers la gauche, vous entrez. Vers la droite, vous quittez les lieux. En trois quarts d’heure cette nuit-là, seuls deux clients sont dirigés vers l’intérieur. Près de cinquante sont balayés vers la sortie sans autre forme de considération.
Ce rituel de sélection très strict est devenu une véritable attraction pour les touristes. Le Berghain garde ses critères d’entrée secrets. Mais les curieux se sont renseignés : d’après les rumeurs, adopter un look précis permettrait de faire partie des élus. Alors ils troquent leurs habits de soirée habituels contre des tenues noires, de faux piercings et tout ce qui leur permettrait de s’incruster parmi les vrais amateurs de techno. Cette obsession de l’apparence jure avec l’esprit de la techno berlinoise. Née dans le Berlin anarchique post-chute du Mur, elle est à l’origine la musique d’une jeunesse sans retenue, exaltée par la liberté toute nouvelle qui s’offre à elle.
Jeux d’apparences
La styliste Danielle de Picciotto a bien connu l’ambiance électrique de cette époque. Envoutée par ce son en rupture avec les standards musicaux, elle crée en 1989 la première Love Parade, ce défilé musical qui anime les rues de la ville chaque année jusqu’en 2010. « J’ai créé des tenues qui allaient bien avec la musique, raconte-t-elle. Les Berlinois avaient l’habitude de s’habiller en noir et blanc. Alors j’ai fait des habits colorés, larges et confortables dans lesquels on pouvait danser pendant des heures ! »
Les clubs techno étaient alors l’apanage d’une petite communauté d’initiés. Mais au cours des années 90, ce style musical se popularise. Il finit par devenir un phénomène de mode. « Des gens voyaient des magazines titrés ‘’La nuit techno sexy’’, ou quelque chose comme ça, regrette Tanith, DJ phare de l’époque. Ils ont commencé à se ramener devant les portes des clubs alors qu’ils n’y connaissaient rien. Les mecs venaient en espérant trouver des chaudasses. Ce n’était pas du tout l’esprit de la techno ! »
Progressivement, les portes des clubs berlinois se referment. Ils commencent à trier leurs clients, à écarter les curieux qui altèrent leur ambiance originelle. Exit les voyeurs, les trentenaires bien sapés et les minettes venues draguer… En théorie, car lorsque la politique de sélection des boîtes est claire, les touristes n’ont qu’à s’y conformer, juste le temps de franchir leur entrée.
Sur Köpenicker Straße, au fond d’une petite cour, une lourde porte en acier cache l’un des clubs les plus prisés des touristes : le KitKatClub, moins célèbre pour sa musique que pour le caractère sexuel de ses soirées. Pour préserver cette ambiance subversive, les videurs ne laissent entrer que les personnes habillées de manière sexy ou originale. Qu’à cela ne tienne. Les touristes dégainent leurs mini-jupes, débardeurs transparents et colliers raz-de-cou ou font tomber les pantalons.
Au KitKatClub, les peintures suggestives accrochées aux murs donnent le ton : le club accorde à ses clients une grande liberté sexuelle. © S.D
A l’intérieur de ce bâtiment industriel, tout rappelle le sexe. Une reproduction sado-maso du célèbre tableau La Cène trône à l’entrée du dancefloor. Les banquettes sont lacérées de coups d’ongles, parfois vidées de leur mousse, signe que des scènes de sexe s’y sont déroulées au beau milieu des fêtards. Ce lundi soir, les habitués, parfaitement à leur aise dans cet environnement un peu dérangeant, se lâchent sur la piste sans prêter attention à quiconque. Sur le podium, un quinqua ventripotent en caleçon de cuir et petite veste en laine de mouton se trémousse autour d’une barre de pole-danse. Plus loin, un jeune homme filiforme complètement nu gambade vers le bar.
Dans cet univers hors du commun, les touristes sont des pièces rapportées. Un minet australien torse-nu, bodybuildé et fraichement épilé parade dans l’espoir de rencontrer de jeunes filles peu farouches. Un bobo parisien guindé, petites chaussures pointues et chevelure savamment peignée, tente quelques pas de danse en balayant la salle du regard. Pour eux, cette soirée est une expérience sociale.
“Un club rassemble des gens sur la même longueur d’onde”
Certains clubs ne sont pas dupes : le look qu’une personne arbore en soirée ne reflète pas forcément sa personnalité. Le Berghain, forteresse impénétrable pour les novices, a choisi de ne pas dévoiler ses critères de sélection. Internet regorge pourtant de tutoriels qui expliquent comment être (presque) sûr d’y entrer : « ne pas se présenter par groupe de plus de trois personnes », « être avec des Allemands ou un pote gay », « mettre un faux piercing », « être habillé de noir » …
Lucas, 22 ans, étudiant français en école de cinéma, a décidé de suivre ces conseils. Il s’est présenté au Berghain un samedi matin de décembre, à 9 heures, espérant éviter l’affluence. « Avec un ami blond qui ressemble à un Allemand, on a décidé de tenter le coup, raconte-t-il. On s’était habillés tout en noir, mon pote a même déchiré son jean exprès pour se donner un look plus adapté aux critères d’entrée selon les rumeurs. » Mais les deux jeunes n’ont même pas le temps d’atteindre le club : « On était encore en train de marcher et dès qu’il nous a aperçus, le videur nous a dit : ‘Just go’ ».
Seuls de rares élus parviennent à franchir les portes du Berghain, temple de la techno. © Moe in Berlin, “Berghain” (Flickr)
Comme lui, ce dimanche soir, presque tous les clients ont opté pour un total look noir. Ils avancent d’un pas mal assuré, sans décrocher un mot susceptible de traduire leur vraie nature : ils ne sont pas Allemands. Pour eux aussi, l’effort est vain. La file d’attente n’a pas le temps de se former, tous se font recaler aussitôt arrivés devant Sven le cerbère.
Tobias Rapp, journaliste musique à Der Spiegel, maîtrise les codes de la nuit berlinoise. Originaire de Berlin, il est l’auteur du livre Lost and Sound : Berlin, Techno und der Easyjetset (2009, Suhrkamp paperback, non traduit en français) qui relate l’histoire de la ville à travers le prisme de la musique techno. « Le Berghain ne filtre pas que les touristes, il filtre tout le monde, explique-t-il. Le physionomiste Sven Marquardt raisonne ainsi : ‘je veux que dans la boîte, on trouve des gens qui puissent faire la fête ensemble’. » D’après lui, cinq touristes espagnols arrivés en groupe ne se feront pas recaler parce qu’ils ne sont pas Allemands mais parce qu’ils risqueraient de passer la soirée entre eux. Un esprit communautaire incompatible avec l’image du club. « Le problème des touristes, c’est qu’ils manquent d’assurance, poursuit Tobias Rapp. Comme Sven est également photographe, il voit les gens d’un point de vue très esthétique. Il sait analyser l’attitude d’une personne pour déterminer si elle sera assez fun pour faire la fête avec tous les clients. C’est pour ça qu’il est si bon. »
« Je pense qu’un club est un endroit qui rassemble des gens alignés sur la même longueur d’onde », confirme le DJ Mijk van Dijk, qui mixe à Berlin depuis le début des années 90. Il cite l’exemple des « snax parties » du Berghain, des soirées au contenu sexuel explicite et destinées à un « public gay assez âgé ». « En tant que femme ou homme hétérosexuel, même s’ils vous laissent entrer, je ne pense pas que vous vous amuseriez tellement. Une bonne politique de la porte, c’est un peu comme la cuisine, vous voulez composer avec les meilleurs ingrédients ! »
Et le son dans tout ça ?
Aux fêtards de choisir leur priorité : entrer à tout prix dans un club précis ou écouter du bon son techno ? Dans le deuxième cas, faire la queue durant des heures devant le Berghain pour se faire recaler à l’entrée n’est probablement pas le meilleur calcul.
D’autres boîtes tout aussi emblématiques de la ville ont choisi de ne pas mettre en place de sélection. Créé en 1991, le Tresor a été le premier club techno berlinois à ouvrir dans un endroit fixe et à des horaires réguliers. Son fondateur et actuel patron, Dimitri Hegemann, encourage ses clients à venir sans artifices. « Évidemment, nous filtrons les gens qui ont trop bu, qui font des commentaires stupides ou qui arrivent avec leurs bouteilles à la main, concède-t-il. Mais tout le monde est chez lui ici. C’est souvent le cas des vieux clubs, la porte est toujours ouverte. En fait, c’est un anti-club, c’est ça le concept. » Sans pression de code vestimentaire, les clients y arrivent naturels, en jean, robe ou baskets.
De toute façon, une fois à l’intérieur, on ne les verra pas. Au sous-sol, au bout d’un tunnel sombre, seuls quelques néons rouges et la lumière aveuglante des stroboscopes permettent de deviner la silhouette des personnes alentours. Autrement, le club est plongé dans le noir. « Quand on a ouvert le Tresor, on s’est rendu compte que les Allemands étaient incapables de se lâcher sur la piste, explique Dimitri Hegemann. Alors on a éteint les lumières. On a inventé une meilleure manière d’être ensemble ». La stratégie semble fonctionner : les fêtards y sont eux-mêmes, dansent jusqu’au bout de la nuit au rythme des basses vrombissantes. « La nuit modifie un peu le cerveau et la façon de penser, poursuit le patron du Tresor. On pense différemment, on a l’air plus beau. Et au final, la musique techno est très facile à comprendre : c’est juste un beat. »
Travail encadré par Cédric Rouquette, Hélène Kohl, David Philippot et Lise Jolly