Par Adrien Beria
Enquête d’Adrien Beria et Selim Chtayti
Photo de “une” : Florent Motey
A Berlin-Köpenick
Publié le 17 février 2017
« Si on monte en première division, on trouvera des solutions pour s’adapter aux exigences. Ici, on n’aime pas trop les stratégies commerciales. On boira juste plus de bières et on mangera plus de saucisses, voilà notre stratégie ». Jonas, supporter du FC Union Berlin au visage émacié, applique déjà ses préceptes en ce dimanche après-midi. Son club vient d’étriller le DSC Arminia Bielefeld (3–1) dans son stade de la « vieille maison forestière » — An der Alten Försterei en version originale. Il refait le match avec ses amis, armé d’une pinte de Berliner Pilsner, entre les stands où grillent des bratwurst, ces savoureuses et grasses saucisses. Ici, à l’Est, dans le quartier des métallos de Berlin-Köpenick, on n’a pas le choix : on naît Unioner, on est Unioner. Ils sont des milliers – des gueules de vieux rockers, des groupes de jeunes, des familles — à avoir traversé les chemins gelés de la forêt qui entoure le stade, dans le froid sec et pénétrant de ce début d’après-midi.
Grâce à cette victoire lors de la 20ème journée de 2.Bundesliga (la deuxième division de football allemand), les Berlinois sont à égalité à la 3ème place du classement. Si les Rouges et Blancs arrivent à garder cette position jusqu’à la fin de la saison, ils accéderont à l’élite pour la première fois depuis la réunification allemande en 1989. Avec son maigre palmarès — une coupe de RDA dans les années 1960 et un championnat de 3ème division – le FC Union n’a jamais connu les déceptions et les déchirements qui suivent les grands succès. Blotti dans cette zone de confort, le club a pu créer sa propre légende : celle d’un club punk, de rockers libertaires et dissidents, en dehors du “foot-business“. Cette identité forte pourrait être mise en danger en cas de montée en première division.
Ce club mythique, habitué aux échelons inférieurs, n’avait jamais vraiment voulu se frotter aux grands d’Allemagne, jusqu’à cette année. Dirk Zingler, président du FC Union depuis 2004, a avoué son ambition au Berliner Morgenpost en octobre dernier : « Le club a acquis depuis quelques années une incroyable stabilité. C’est un pré-requis pour envisager une montée en 1.Bundesliga ». L’arrivée du nouvel entraineur Jens Keller, ancien boss de Schalke 04, sérieuse écurie de l’élite, traduit cette volonté. L’effectif a aussi gagné en qualité, avec des joueurs doués, habitués de la première division comme Felix Kroos – le petit frère de Toni, champion du monde allemand qui régale au Real Madrid.
Les fans se chargent eux-mêmes de rénover leur stade
Le FC Union se veut être un ensemble inébranlable et seul contre tous. Lors des matchs à l’An der Alten Försterei, au moment de l’entrée des joueurs, la chanson de la punk Est-Allemande Nina Hagen résonne : « Eisern Union ! », « Eisern Union !». En français, « l’union de fer ». Plus qu’un hymne et une devise, cette chanson incarne l’état d’esprit des 22.000 supporters qui chantent en chœur, brandissant leurs écharpes rouges et blanches. Frissons garantis, dans un stade comble.
Ce positionnement décalé, uni et insoumis, s’explique par l’histoire récente. Si l’Union Berlin a été créé sous la RDA, en 1966, il n’en n’était pas l’enfant chéri. Le Dynamo Berlin – aujourd’hui perdu en 4ème division — avait “l’honneur“ du soutien gouvernemental et de la Stasi. Par opposition, le FC Union, excentré parmi les forêts et les lacs de Köpenick, incarnait la dissidence politique. Les supporters n’hésitaient pas à scander leurs opinions durant les matchs contre le Dynamo, où les officiels du régime étaient présents. Par exemple, lors des coups-francs, ils appelaient à faire « tomber le mur ». Cette image de résistant colle toujours au maillot Unioner : à l’époque face à la dictature, aujourd’hui face au foot-business.
Cette « union de fer » transpire par tous les pores de l’histoire du club. En 2008, les hautes instances du football allemand imposent au FC Union de rénover son stade, pour être en conformité avec les nouveaux standards de sécurité. Face aux difficultés financières, des centaines de fans décident d’effectuer eux-mêmes les travaux pendant leurs congés. Fabian Reinke, 21 ans, Unioner depuis son plus jeune âge, se souvient que ses « amis chez les Ultras avaient donné un coup de main ». Avec un sourire fier, il se remémore : « Même des joueurs y avaient participé ! Les gens d’ici se sont beaucoup investis dans ce club et le stade porte la mémoire de leurs efforts. C’est donc facile pour eux de s’y identifier ».
S’identifier, le mot est faible. Les fans du FC Union font partie intégrante d’un fonctionnement « unique en Allemagne », explique Franck Willmann, auteur de 1.FC Union Berlin : Fußballfibel (2010, Basisdruck), dont le livre retrace l’histoire de l’institution. « Les supporters sont autorisés à participer démocratiquement, indique-t-il, car ils sont eux-mêmes le club ». Le premier mardi de chaque mois, les Unioners se réunissent au cœur du stade avec les joueurs. La presse est formellement interdite dans le grand salon aux néons rouges. Ce qui est dit entre les deux parties ne fuite jamais. C’est le contrat. Plus de deux heures de discussions, de blagues et de bières – sauf pour les joueurs. « Ils discutent de choses personnelles », avance le jeune Fabian Reinke, pour justifier l’omerta, « ça permet d’être plus proche de l’équipe ». Et de verrouiller le discours du club. « Les journalistes disent parfois des choses idiotes … », s’excuse-t-il un peu penaud.
“L’Union est un club très spécial, mais il cultive une part d’illusion”
Si les Rouges et Blancs atteignent la première division, il leur sera plus difficile de continuer à vivre heureux tout en restant cachés. La pression médiatique s’accentuera, les autres clubs essaieront de débaucher leurs meilleurs joueurs. L’Union devra aussi recruter et investir. Pour le sociologue allemand Jonas Gabler, spécialisé dans le football et auteur de Die Ultras en 2010, l’avenir des Unioners dépend des choix que fera le club en fin de saison. « Soit il décide de rester un an ou deux en 1ère division, d’engranger des revenus puis de redescendre, soit il décide d’investir dans des joueurs pour y rester », expose-t-il. Avant de prévenir que « si le club choisit de rester en haut par tous les moyens — en achetant quinze nouveaux joueurs avec de gros contrats — et descend finalement, cela peut être la fin de l’Union tel qu’on le connaît ».
Pour Jonas Gabler, la transformation du club a déjà commencé : « L’Union dit : “on est contre le marketing“. C’est faux puisque le club a aussi des sponsors et joue aussi sur le terrain commercial ». Un rapide détour par la boutique officielle du club lui donne raison. Outre les conventionnels maillots et accessoires, on peut s’y fournir en brosses à dent, en cendriers, en luges, en grille-pains et même en canards en plastique. Une autre idée de l’authenticité, avec un maillot à 60 euros et un ballon à 20 euros. Moins cher qu’au Bayern Munich mais loin d’être bon marché. « Cela fait partie du jeu, relativise le sociologue. L’Union est certes un club très spécial, mais il cultive une part d’illusion comme tous les clubs de foot aujourd’hui. Tous veulent être “traditionnels“ (…) cela fait partie de cette industrie du divertissement ».
Monter en première division représente une aubaine économique. Le gâteau des droits TV en Bundesliga pèse 1,4 milliard d’euros. La part du FC Union en jouant dans l’élite serait de 40 millions. Une confortable rétribution pour ce « petit » club, qui verrait son budget total tripler jusqu’à atteindre 90 millions euros par ans. Un coup de pouce financier qui arriverait au bon moment : le FC Union a prévu d’agrandir son stade, pour faire évoluer sa capacité d’accueil de 22.000 à 35.000 spectateurs.
Loin de ces considérations, les supporters continuent de discuter en fumant des cigarettes au bas des escaliers qui mènent aux gradins. A la question « êtes-vous inquiets par une montée en première division la saison prochaine ? » tous répondent par une moue révélatrice d’une certaine anxiété. « Un peu », semblent-ils dire. Puis, se souvenant du lien sacré qui les unit à leur club, ils bombent le torse et répondent en riant : « Es ist gut. Ça va aller ». A mi-chemin entre un optimisme de fer et la méthode Coué.
Travail encadré par Cédric Rouquette, David Philippot, Hélène Kohl et Lise Jolly