Par Camille Malplat
Enquête de Camille Malplat et Harmony Pondy Nyaga
Carte de Camille Laffont et Camille Malplat
A Wedding-Berlin
Publié le 17 février 2017
« Jusque dans les années 2010, trouver un appartement à Wedding, c’était aussi facile que d’acheter un currywurst (une spécialité charcutière berlinoise) au coin de la rue. Aujourd’hui, lorsqu’un appartement se libère plus de vingt personnes se pointent à la visite » ironise Heïko Werning, écrivain et habitant du quartier depuis 1991.
Au Nord-Est du Mitte touristique, Wedding est un quartier populaire et multiculturel. Les cantines coréennes côtoient les coiffeurs africains et autres épiceries turques dans un calme déconcertant. Pas de touriste, ni de boutique de créateurs. Pas de bar à la mode, ni de discothèque que toute l’Europe envie. Comme une enclave, dans le centre de la capitale allemande, le zone semble s’être préservée de la gentrification, ce phénomène par lequel les populations aisées s’approprient un espace initialement occupé par des habitants moins favorisés. Dans les quartiers environnants, ce processus s’est opéré avec une telle force qu’il semble aujourd’hui impossible pour Wedding d’y échapper.
« Depuis longtemps on prédisait que Wedding serait le prochain sur la liste, et comme ça n’arrivait pas, c’est devenu une blague entre Berlinois » explique Heïko Werning. Pour lui, c’est la très mauvaise réputation du quartier qui a ralenti « l’embourgeoisement » de l’ancienne zone occupée par les Français.
Désertification
Cet ancien red district - quartier chaud– de Berlin est resté jusque dans les années 1990 un quartier ouvrier, avec ses usines en briques rouges installées au début du siècle dernier. De petits immeubles de trois à quatre étages, aux façades peintes en jaune, bleu et rose, logeaient une population aux revenus faibles. « A chaque coin de rue, on trouvait ces typiques Eckkneipen — bistrot du coin‑, où les travailleurs venaient déguster une bière bien fraîche après leur dure journée » raconte, nostalgique, Heïko Werning.
A la fin du XXème siècle, les usines ont quitté Wedding pour s’installer en dehors de la ville. Le taux de chômage a explosé et le quartier s’est appauvri considérablement. « Il y a eu une sorte de désertification, les gens sont partis ailleurs trouver du travail, détaille-t-il. Les petits commerces ont fermé les uns après les autres. La criminalité a augmenté. Plus personne ne voulait venir habiter à Wedding. Les immeubles se sont vidés. »
A Wedding, comme ailleurs à Berlin, les années 1990 ont été une décennie noire pour le marché immobilier. « A cette époque, il était plus coûteux d’être propriétaire que locataire, indique Anne-Charlotte Rembotte, responsable marketing d’Aden Immobilier, une agence spécialisée dans la vente d’appartements berlinois à des investisseurs étrangers. Ceci explique que les loyers étaient si bas. »
Après la réunification opérée en 1990, Berlin est redevenue la capitale de la première puissance économique européenne. Mais il a fallu attendre le milieu des années 2000, pour que le pouvoir politique s’y installe totalement. Le transfert du gouvernement et du chancelier a eu lieu en 1999. « Avant 2005, des ministères se trouvaient encore à Bonn, précise Anne-Charlotte Rembotte. Sur le marché, il y eu un phénomène de rattrapage. »
« En 2006, avec ma femme nous avons eu notre premier enfant, confie Heiko Werning. Nous avons contacté notre propriétaire, qui nous a indiqué quel appartement plus spacieux dans notre immeuble était disponible et nous n’avons plus eu qu’à choisir. » Trois ans plus tard, il écrivait son second livre Wedding, getthoïsation ou gentrification.
« Pauvre mais sexy »
En un peu plus de dix ans, Berlin s’est totalement transformé. Son ancien maire, Klaus Wowereit, disait de sa ville qu’elle était « pauvre mais sexy ». Attractive, peu de doute: la population a augmenté de 10% depuis 2005 et le nombre de touristes a été multiplié par deux. Modeste, rien de moins sûr: depuis 2008, les loyers ont augmenté de 40%. En 2017, le prix du mètre carré est en moyenne de 9 euros de loyer par mois. Petit à petit, la ville a attiré des gens plus fortunés (étudiants, investisseurs internationaux, jeunes actifs), qui se sont installés dans le centre de la capitale. La pression exercée sur les prix du marché du logement a poussé vers la périphérie les habitants aux faibles revenus.
Kreuzberg, situé au sud du centre de Berlin, est un symbole de la gentrification à Berlin. Surnommé « le petit Istanbul » du fait de la forte présence de la communauté turque, le quartier a connu une transformation phénoménale. Un grand nombre de commerçants et habitants du quartier sont menacés d’expulsion, après le rachat de leur immeuble par des investisseurs.
Restaurants vegan et bars huppés sont partout. Le phénomène est tel qu’un arrêté municipal interdisant la transformation de commerces en un énième café a été pris en 2013. « Kreuzberg a tellement la côte que personne ne veut vendre » précise Anne-Charlotte Rembotte. Dans ce quartier originellement populaire, le prix au mètre carré s’établit aujourd’hui à 11 euros en moyenne, soit 22% plus cher que la moyenne berlinoise.
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« Une mixité au coeur de Berlin »
A Wedding, au coin de Plantagenstraße et de Reinickendorfer Straße, deux femmes voilées choisissent leurs légumes devant l’étal bien fourni d’un commerçant turc. Plus loin, des jeunes garçons disputent un match de foot en bas de leur immeuble. « C’est ça l’âme de Wedding, argue Julian Ade, un étudiant en dernière année d’urbanisme, sa mixité, une mixité au coeur de Berlin, et il faut se battre pour que cela reste ainsi. »
Du fait des discriminations sur le marché du travail et du logement, les populations immigrées souffrent davantage de la hausse des loyers et sont plus vulnérables aux déplacements, souligne Anna Steigemann, chercheuse en sociologie urbaine à l’Institut d’architecture de Berlin. « La composition ethnique à Wedding est en train de changer, poursuit-elle. On observe une diminution des populations immigrées présentes depuis des années — Turcs, Arabes, Polonais — face à une montée du nombre d’Allemands, d’Européens de l’Ouest et du Nord et d’Américains. »
Julian Ade, est aussi membre du collectif « Les mains en dehors de Wedding.» Il se bat pour que son quartier ne connaisse pas la même sort que Neukölln ou Kreuzberg. « On ne peut pas dire que le quartier est gentrifié, mais il y a des signes avant-coureurs, et il faut agir avant qu’il ne soit trop tard. »
« Il y a dix ans, il aurait été inhabituel de voir deux personnes parlant en anglais dans un café », explique Heiko Werning qui déguste un thé, confortablement installé dans un fauteuil à motif léopard dans un café de Malplaquetstraße. Photophore, peintures psychédéliques au mur, vieux meubles de grand-mère, des jeunes gens, tatouages au bras, se racontent leur soirée arrosée de la veille.« On pourrait croire que ce café a ouvert récemment, poursuit-il. Il existe depuis une vingtaine d’années. La différence c’est qu’un soir de semaine, il n’aurait jamais été aussi animé. »
Aujourd’hui les nouveaux habitants de Wedding sont de jeunes Européens actifs, des étudiants chassés de Kreuzberg ou des artistes en quête de grands espaces. Ils sont plus attirés par ses loyers abordables que pour ses bars à la mode.
Les artistes, indice d’une gentrification à venir
A Aden Immobilier, pour réaliser un bon investissement à Berlin, on vous conseille de viser « les kiez », ces quartiers à l’intérieur des quartiers. « Pour reconnaitre un Kiez en devenir, il faut y trouver des épiciers, des petits commerces, des espaces verts à proximité, de bonnes écoles, tout simplement là où il y a des gens dans la rue conseille Anne-Charlotte Rembotte. Les kiez alternatifs sont ceux avec le plus gros potentiel de croissance. »
La physionomie du quartier, avec ses anciennes usines vides, a fait de Wedding un lieu propice à l’installation d’artistes en quête de grands espaces à un coût abordable. En face du QuartierManagement, se trouve l’ancien crématorium. Inactif depuis 2000, celui-ci a retrouvé vie il y a deux ans. La municipalité y a permis l’installation d’ateliers d’artistes, d’agences pour jeunes créatifs et de salles d’exposition. De l’extérieur, le lieu semble laissé à l’abandon. Le portail en fer forgé est recouvert de graffiti. A l’intérieur, des bureaux ont été refaits. La peinture, un gris anthracite, est neuve. De grande baie vitrée laissent entrer la lumière. On se croirait dans les pages d’un magazine de décoration.
« Nous ne sommes certainement pas contre leur installation, affirme Julian Ade, c’est une bonne chose. Mais, il ne faut pas que cela se généralise. » En face, un immeuble de quatre étages est sorti de terre l’année dernière. « Les prestations sont beaucoup trop luxueuses pour convenir aux habitants du quartier, qui souffrent du manque de logements bon marché », se désole l’activiste.
A cinq minutes de marche, une ancienne usine de production d’ampoules a été reconvertie en centre culturel. Il partage l’espace avec des boutiques de prêt-à-porter et un restaurant-théâtre. Heïko Werning y lit ses textes plusieurs soirs par mois.
« A Wedding, les loyers augmentent fortement . Un nombre important d’artistes sont en train d’y emménager, bien qu’il n’y ait encore que peu de signes de gentrification » analyse un rapport sur le marché de l’immobilier berlinois de CBRE, un groupe international de conseil en immobilier.
Ces trois dernières années, le prix au mètre carré à Wedding a augmenté de 15%. En 2017, celui-ci a dépassé le prix au mètre carré de Berlin dans son ensemble. « Pour trouver des loyers abordables aujourd’hui, il faut partir loin du centre de Berlin » affirme Julian Ade.
Wedding, comme dans le reste de Berlin « restera dans les prochaines années un marché très dynamique pour les investissements immobiliers, prévoit Anne-Charlotte Rembotte. Il va manquer 20.000 logements par an à Berlin jusqu’en 2030. » En 2015, seulement 9000 nouveaux appartements sont arrivés sur le marché berlinois.
Encadrement des loyers
Après des années de laisser-faire, les politiques tentent de freiner la hausse des prix. En 2015, la ville a mis une place une loi encadrant les loyers. Deux ans plus tard, son efficacité est largement contestée. Selon une étude réalisée par une fédération de locataires, le Berliner Mieterverein, les loyers sur le marché dépassent de 31% la limite prévue. Certains « kiez » sont aussi protégés par des arrêtés municipaux. Ces milieuschultz permettent d’interdire aux propriétaires des rénovations trop luxueuses, qui leur permettraient d’augmenter considérablement les loyers.
« La question du logement a été centrale dans la dernière campagne municipale. Les gens en ont eu vraiment raz-le-bol », souligne Heïko Werning. En septembre 2016, pour la première fois, une coalition composée des socialistes, des verts et de l’extrême-gauche est arrivée à la tête de la ville. « On espère qu’ils seront capables de préserver Wedding. De garder la mixité au coeur de notre ville » poursuit-il. L’auteur relève les yeux de son thé, regarde autour de lui. : le café bondé, les jeunes tatoués et la musique lounge. L’espace d’une seconde, la réalité semble lui sauter aux yeux.
Travail encadré par David Philippot et Cédric Rouquette