Par Ophélie Marien
Enquête d’Audrey Lalli et Ophélie Marien
A Berlin
Publié le 17 février 2016
Les barres d’immeubles se succèdent, des tas de neige sale parsèment des allées désertes qui se ressemblent toutes. Bienvenue à Marzahn. Dans ce quartier défavorisé de l’est de Berlin, les habitants connaissent bien le chômage. Son taux est bien plus élevé à Berlin qu’à l’échelle nationale. L’Allemagne est vue comme le bon élève de l’Union européenne en matière d’emploi, avec seulement 6 % de chômeurs, mais sa capitale en compte 9,8 %. Une des explications de cet écart : le faible niveau d’éducation dans la capitale.
Selon Karl Brenke, économiste pour DIW, « à Berlin, il y a un taux d’éducation assez bas et de nombreux élèves quittent l’école sans diplôme. » Une étude de l’Institut de Cologne pour la recherche économique, publiée en 2016, montre que le taux de décrochage scolaire est de 8,1% à Berlin contre 5,5% à l’échelle de l’Allemagne. Barbara Brecksiep, consultante pour la Confédération allemande des syndicats (DGB), le confirme : « A Munich, par exemple, le niveau d’éducation est bien meilleur ».
« Loosers » de génération en génération
Marcus Vorlop, qui travaille pour l’association Kids und co à Marzahn, s’en étonne : « Ici, nous avons des problèmes avec l’éducation alors que l’école est gratuite en Allemagne, jusqu’à l’université.» Ce professeur donne des cours financés par la ville à des jeunes en difficulté du quartier. Il estime que « le problème ne vient pas seulement de l’école, il commence souvent dans la famille : les parents sont généralement eux-mêmes peu éduqués et ne motivent pas leurs enfants ». Josef Lindauer tient à Marzahn un café social qui embauche des chômeurs. Il parle de « spirale » : « Les grands-parents des jeunes vivant à Marzahn étaient déjà au chômage. Ils ne connaissent rien d’autre. Ils se disent “Mes parents n’ont jamais trouvé de boulot, alors pourquoi moi j’y arriverais ?”»
Ce manque de perspectives en décourage plus d’un : « Les enfants de chômeurs pensent qu’ils seront des loosers comme leurs parents, regrette Tilmann Pritzens, travailleur social depuis quatorze ans pour l’association Gangway Marzahn. C’est triste de voir des jeunes compétents abandonner».
Ce découragement, Thomas Jeunter le ressent également dans son quartier, Wedding – à l’ouest de Berlin, cette fois. « Les jeunes de mon quartier parlent souvent mal allemand, et ils ne postulent même plus pour des emplois, en prévision de l’échec ». Selon ce pasteur, « pour résoudre le problème du chômage, il faut le prendre à la source et regarder dans quelle atmosphère les jeunes ont grandi ». Tout comme à Marzahn, à Wedding, les jeunes ne sont pas assez « soutenus par leur famille dans leur apprentissage », et ont le sentiment de vivre dans un « ghetto ».
Le climat dans lequel ils baignent ne les incite pas à chercher un nouvel emploi : « Certains jeunes m’avouent qu’ils ne recherchent pas de travail car vivre avec les allocations chômage leur suffit. Faut-il vraiment donner tant d’aide à un jeune homme qui a de l’énergie ? », se demande-t-il. Chaque mois, une personne au chômage en Allemagne depuis plus d’un an et vivant seule touche le Hartz IV, l’équivalent du RSA, tandis que l’Etat paye son loyer et son chauffage. Sans remettre en cause le système Hartz IV, M. Jeunter estime que cette aide financière ne suffit pas : « il est tout aussi important d’encourager les jeunes et de faire en sorte qu’ils ne se sentent pas perdants, que de leur donner 400 euros».
Motiver les jeunes, leur redonner confiance en eux, c’est la mission que se donne Tilmann. Son principal objectif : « changer leur opinion sur le travail et les faire bouger». Sur sa trottinette, accompagné de ses chiens, il part à la rencontre de ceux qui traînent en bas des immeubles ou devant les supermarchés de Marzahn. « Nous n’avons pas vraiment de bureau, car nous travaillons dans la rue», précise-t-il.
Le travailleur social, crâne rasé et oreilles percées, vêtu de noir des pieds à la tête, explique comment il procède : « On discute avec eux, on leur propose des activités sportives, pour se rapprocher d’eux et les connaître vraiment. » Son association épaule particulièrement les jeunes à la recherche d’un emploi : « Nous les aidons à écrire leurs CV ou des lettres de motivation, détaille-t-il. Nous les entraînons aussi à passer des entretiens d’embauche. Et on les invite dans les maisons de jeunes du quartier, pour leur parler des offres d’emploi car, souvent, ces informations ne parviennent même pas jusqu’à eux».
Le quadragénaire adore déceler les « compétences cachées » des chômeurs qu’il rencontre. Il donne l’exemple d’un ancien drogué qui volait pour survivre. « J’ai cherché ce qu’il y avait de positif dans son parcours, et ce jeune de 27 ans a maintenant fondé une entreprise qui vend des conseils en sécurité aux magasins, raconte-t-il en souriant. Comme il était voleur, il connaît bien les failles de la sécurité ».
400 clients pour un conseiller
Il souhaiterait que l’Etat collabore plus étroitement avec les travailleurs sociaux, qui sont impliqués dans un suivi psychologique plus poussé de chaque chômeur. « Cela prend du temps de s’intéresser à la personne, et les Jobcenters* n’en ont pas, regrette-t-il. Ils n’ont que cinq minutes à consacrer à chacun ».
« Dans un Jobcenter, chaque conseiller a 400 clients », constate Antje Hoell, conseillère pour le Job point de Neukölln, au sud de Berlin. Un quartier où le taux de chômage est de 13,8 % — le plus élevé de toute la capitale. « Ce n’est pas possible de parler à 400 clients en un mois, en lui fournissant un conseil personnalisé, renchérit Mme Hoell. Il faudrait plus de conseillers ».
Les trois Job points de Berlin, financés par la mairie, sont de petites agences créées pour compléter l’offre du Job center. « Nos clients s’inscrivent à une formation et viennent deux fois par semaine, pendant six mois», explique-t-elle. Avant d’ajouter : « Ici, le plus important, avant l’emploi, c’est que les chômeurs aient confiance en eux et soient capables de s’en sortir par eux-mêmes».
Cette structure à taille plus humaine a fait ses preuves. En témoigne le parcours de son « client » Waled Alkrde, qu’elle décrit comme « très motivé » et dont elle parle avec une fierté évidente. Waled, 32 ans, raconte, un grand sourire aux lèvres, qu’il est arrivé en Allemagne en septembre 2015 après avoir fui la Syrie.
Le jeune homme, après avoir suivi des cours d’intégration, a déjà trouvé un deuxième travail à mi-temps, qu’il commencera en mars prochain, dans une marque de bière danoise. Et cela, sans aucun diplôme — il confie en riant qu’il a raté son examen d’arabe au lycée. Waled en est persuadé : «Trouver un job en Allemagne n’est pas si difficile, quand on est aidés par les bonnes personnes.»
*Equivalent du Pôle emploi en Allemagne.
Travail encadré par Lise Jolly, Cédric Rouquette et David Philippot.