Par Florent Motey
Enquête de Florent Motey et Camille Aimée-Malplat
À Berlin — Märkisches Viertel
Publié le 17 février 2017

À la pre­mière ques­tion posée, Artur Adamuszek fait les pré­sen­ta­tions avec le quar­tier de Märkisches Viertel. « Vous êtes dans une cité-dortoir », pré­vient ce phy­si­cien du dépar­te­ment de neu­ro­lo­gie de Berlin Marzahn. Il revient deux à trois fois par an dans cette zone popu­laire de 13.000 loge­ments sociaux nichée dans le nord de Berlin « pour voir mon den­tiste et man­ger le bigos (une chou­croute polo­naise typique) de ma mère ». Cet enfant d’ouvrier est fier d’avoir gran­di à Märkisches Viertel. Ses parents, des immi­grés polo­nais, l’avaient ins­crit dans l’unique école pri­vée du quar­tier. Il avait appris à jouer du haut­bois au centre cultu­rel Fontane-Haus et a construit des cabanes avec ses copains dans la Abenteuerspielplatz, une « jungle » d’un demi-hectare nichée entre deux barres d’immeubles.

La socié­té Gesobau gère ces loge­ments sociaux depuis la fin des années 1980. Le land de Berlin a confié l’élaboration puis la ges­tion de ce labo­ra­toire archi­tec­tu­ral et social à un opé­ra­teur pri­vé. Son modèle de poli­tique urbaine « Grünn-und Wasserflächen », fait de mixi­té sociale et d’éthique éner­gé­tique, est défen­du par le direc­teur géné­ral Jörg Franzen. Les Berlinois des quar­tiers de Kreuzberg, Neukölln ou Mitte reje­taient l’i­dée d’un départ du centre. Ils sno­baient ce recours. Trop éloi­gné. Trop calme. La hausse du coût des loyers a chan­gé la donne. Désormais, contraints et for­cés, cer­tains se pressent pour louer les ultimes appar­te­ments dis­po­nibles dans ce quar­tier res­té populaire.

Märkisches Viertel fut créé en 1963 pour y construire les deux mille pre­miers loge­ments sociaux de Berlin après la Seconde Guerre mon­diale. Leur nombre a explo­sé pour atteindre aujourd’hui les treize mille sozial­woh­nun­gen. 39 261 habi­tants logent dans cet ancien faubourg.

Une école, une bibliothèque et un centre commercial à proximité, ce serait l’idéal pour fonder une famille

Il est 16h42. Une dizaine de per­sonnes se pro­mènent dans les deux allées du Märkisches Viertel pour « tuer le temps », confirme Marianne Grabowsy, co-responsable de la Viertel Box, un centre de loi­sirs pour per­sonnes âgées. L’établissement est situé dans l’arrondissement de Reinickendorf, en face du plus grand centre com­mer­cial du nord de Berlin. Les élèves viennent de sor­tir de Chamisso-Grundschule, l’une des six écoles pri­maires de la zone. Dans le Stadbad Markisches Viertel, une maître-nageuse accueille cer­tains d’entre eux devant les lignes du bas­sin. D’autres se plongent dans la lec­ture de bandes des­si­nées au centre cultu­rel qui fait face à la pis­cine. « Mes enfants pré­fèrent lire des bandes des­si­nées au Fontane-Haus et par­ti­ci­per aux cours de musique », s’enthousiasme Leïla*, mère de deux enfants de six et huit ans.

Le plus grand centre com­mer­cial du nord de la capi­tale alle­mande est com­po­sé de cent maga­sins – Photo : Florent Motey

Cette Algérienne de 28 ans fait par­tie des loca­taires reje­tés des zones gen­tri­fiées de Berlin. Elle louait un deux-pièces à Neukölln. Après la nais­sance de son pre­mier enfant en 2011, elle accepte de venir à Märkisches Viertel. Elle s’installe dans un quatre-pièces de quatre-vingt-dix mètres car­ré pour un loyer men­suel de 570 euros, soit 6,33 euros le m².

Le ges­tion­naire de loge­ments Gesobau détient les 13 000 loge­ments sociaux du quar­tier. — Image : Florent Motey

Un couple de jeunes rou­mains s’arrête une fois par semaine devant les pan­neaux de Gesobau, le ges­tion­naire de loge­ments pri­vés et sociaux. « Les loge­ments y sont plus grands et plus abor­dables qu’à Friedrichshain, estime Andreaa. Notre loyer actuel (560 euros pour un deux-pièces de soixante mètres car­ré, ndlr) est trop éle­vé. Une école, une biblio­thèque et un centre com­mer­cial à proxi­mi­té, ce serait l’idéal pour fon­der une famille ».

Je suis un gentrificateur malgré moi

La socié­té Gesobau est pro­prié­taire des immeubles de Märkisches Viertel. Elle en assure la ges­tion depuis la fin des années 1980. Un vaste plan d’embellissement est lan­cé dès 1992 pour sor­tir de la caté­go­rie des quar­tiers dits défa­vo­ri­sés. La réno­va­tion éner­gé­tique des loge­ments pour 440 mil­lions d’euros, entre­prise entre 2007 et 2015, per­met­trait de réduire les émis­sions de CO2 de vingt mille tonnes par an.

Hors les murs, la pre­mière phase incluait la res­tau­ra­tion de la place du mar­ché face à Fontane-Haus. La moder­ni­sa­tion du centre com­mer­cial, inter­ve­nue en 2001, fait du Märkisches Zentrum et ses cent vingt maga­sins le plus grand hub des quar­tiers nord. « Il consti­tue l’unique attrac­tion des habi­tants », déplore Artur Adamuszek.

Vivre à Märkisches Viertel est un motif de « fier­té » pour Luise – Photo : Florent Motey

Anja et Luise res­tent pour­tant fidèles à Märkisches Viertel. Il y a trois ans, elles ont quit­té leur cocon fami­lial pour s’y ins­tal­ler en colo­ca­tion. Deux cent mètres séparent leur nou­velle adresse de celle des parents. Ces deux amies ont acquis leur indé­pen­dance dans un trois-pièces de soixante-huit mètres car­ré. Chacune pos­sède sa chambre. Elles par­tagent les frais de loca­tion fixés à 460 euros par mois. « J’aime trop le contact avec la nature pour quit­ter Märkisches », confie Anja, 26 ans et étu­diante en mas­ter d’histoire à l’Humbert University de Berlin. Luise, 28 ans et aide à domi­cile pour per­sonnes âgées, ajoute : « le centre est trop peu­plé et trop cher pour nous ».

« Aujourd’hui, vous n’avez plus besoin de prendre le S‑Bahn (le RER alle­mand, ndlr) pour vous rendre à Kreuzberg, pré­cise avec fier­té Artur Adamuszek. Il y a une ligne de métro à trois arrêts de bus d’ici ». La dou­doune cin­trée, accor­dée à ses mocas­sins en daim, tra­hit sa situa­tion. Voilà sept ans qu’il a quit­té ce fau­bourg popu­laire situé du nord de Berlin pour s’installer près à Neukölln. «Je suis un gen­tri­fi­ca­teur mal­gré moi », lance l’enfant de Märkisches Viertel.

Après vingt-deux ans pas­sées à Märkisches Viertel, Artur Adamuszek s’est ins­tal­lé à Neukölln. Une zone tota­le­ment gen­tri­fiée. — Photo : Florent Motey

Artur Adamuszek par­ti­cipe à l’appropriation des arron­dis­se­ments du centre de la capi­tale alle­mande par des per­sonnes plus aisées. C’est ce qu’on appelle la gen­tri­fi­ca­tion. Ce phé­no­mène a pro­vo­qué le renou­vel­le­ment de 80% de la popu­la­tion de Kreuzberg et 60% de Neukölln, selon le col­lec­tif de sou­tien aux loca­taires Miete Gemeinschaft. Fin 2016, l’administration muni­ci­pale char­gée du déve­lop­pe­ment urbain et de l’environnement (Senatsverwaltung für Stadtentwicklung und Umwelt) esti­mait que le coût moyen de la loca­tion au mètre car­ré dans la capi­tale était pas­sé de 6,80 à 9 euros entre 2010 et 2016. Face à l’explosion des loyers, des mil­liers de ber­li­nois sont contraints de migrer vers des quar­tiers éloi­gnés du centre-ville.

Pour un Berlinois, vivre comme un locataire, c’est être libre. Libre de voyager, libre de se cultiver

Aujourd’hui, trou­ver un loge­ment social avec un prix en-deçà des six euros au mètre car­ré dans le centre de Berlin « relè­ve­rait du miracle », per­siflent les res­pon­sables du maga­zine de gauche Berliner MieterGemeinschaft. La moyenne, tous loge­ments confon­dus, était de 5,80 euros au début des années 2000. Malgré l’application du Mietpreisbremse, un méca­nisme d’encadrement des loyers, le prix moyen se situait à 8,55 euros en 2015. La coa­li­tion Ro-rot-grüne (Rouge-rouge-Vert) — regrou­pant le SPD, Die Linke et les Verts — majo­ri­taire au Sénat de Berlin, sou­hai­te­rait impo­ser un loyer pla­fond de 5,75 euros par mètre carré.

Berlin se dis­tingue comme une ville de loca­taires. Sur les deux mil­lions de loge­ments ber­li­nois, 80% à 85% sont loués. « La tra­di­tion de pos­ses­sion est davan­tage déve­lop­pée dans l’ouest, remarque Matthias Coers, socio­logue et réa­li­sa­teur de docu­men­taires. Pour un Berlinois, vivre comme un loca­taire, c’est être libre. Libre de voya­ger, libre de se culti­ver ».

Et libre de conser­ver son loge­ment à vie. Les pro­prié­taires n’ont pas le droit de mettre fin uni­la­té­ra­le­ment à un bail, comme en France. Sa durée est indé­ter­mi­née. La rota­tion des loca­taires est deve­nue rare à Berlin. Ils craignent une hausse impor­tante de leur loyer pour un nou­veau contrat. « Les loca­taires res­tent autant de temps que pos­sible, constate Marianne Grabowsy, co-responsable de la Viertel Box, un centre de loi­sirs pour per­sonnes âgées qui fait face au Märkisches Zentrum. Il n’y a plus de loge­ment social dis­po­nible ici. Comme dans tout Berlin ». Sur les 350 000 loge­ments que comp­tait la ville dans les années 1990, il n’en reste que 120 000. Arnaud Schott, cofon­da­teur de l’agence immo­bi­lière franco-allemande Aden Immo, esti­mait auprès du jour­nal La Croix en juillet 2015 qu’il man­quait « 15 000 loge­ments par an ». Au niveau natio­nal, le finan­ce­ment de loge­ments sociaux recule d’années en années. Le minis­tère fédé­ral de la Construction estime que son nombre est pas­sé sous la barre des 1,5 mil­lion de loge­ments en 2013.

Pour réduire une dette esti­mée à envi­ron 60 mil­liards d’euros en 2015, le Sénat de la « capi­tale euro­péenne du loge­ment » a long­temps opté pour une ces­sion de loge­ments sociaux. Gesobau, ges­tion­naire pri­vée de parcs immo­bi­liers, a récu­pé­ré les deux mille habi­tats de Märkisches Viertel. La direc­tion de la socié­té alle­mande a refu­sé de com­mu­ni­quer le coût de la tran­sac­tion. Le Sénat de Berlin et l’Institut fédé­ral d’assurance pour l’emploi sala­rié atten­dront 2004 pour céder 147 000 loge­ments aux agences immo­bi­lières GSW et GagFah.

Pour Katrin Schmidberger, dépu­té au Bundestag et res­pon­sable de l’habitat et des loge­ments loca­tifs au sein du groupe par­le­men­taire des Verts, ces ventes mas­sives sou­te­nues par l’ancienne majo­ri­té libé­rale (CDU) sont co-responsables des effets de la gen­tri­fi­ca­tion. « Nous ne décla­rons pas une guerre aux inves­tis­seurs pri­vés, tempère-t-elle. Mais la pri­va­ti­sa­tion et la déré­gu­la­tion pro­voquent un bou­le­ver­se­ment de la struc­ture sociale de nom­breux quar­tiers. Les asso­cia­tions de loge­ments et les coopé­ra­tives doivent aban­don­ner une logique pure­ment com­mer­ciale ».

« C’était une erreur, s’exclame Matthias Coers, réa­li­sa­teur du docu­men­taire “Mietrebellen, Locataires rebelles”. Amplifier la construc­tion de loge­ments sociaux est une ques­tion d’équilibre social. C’est le rôle du Land et non des socié­tés pri­vées ».

 Le HLM à la française n’est pas un modèle pour le futur

En novembre 2016, la nou­velle coa­li­tion ber­li­noise a déci­dé de rele­ver de deux ans la durée mini­mum d’application d’un loyer modé­ré pour les loge­ments sub­ven­tion­nés. Le plan de créa­tion d’un com­plexe de cinq mille loge­ments sociaux, pro­po­sé au Sénat par l’ancienne majo­ri­té, a été annu­lé quelques jours plus tard par la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale. La rai­son : les Verts sou­hai­taient pré­ser­ver la zone agri­cole de Johannisthal/Adlershof. En 2014, le pro­jet de réamé­na­ge­ment de l’ancien aéro­port intra­mu­ros de Tempelhof, sou­te­nu par l’ancien maire Klaus Wowereit, fut reje­té à l’issue d’un réfé­ren­dum. 65% de Berlinois s’étaient oppo­sés à la trans­for­ma­tion de ce lieu en bureaux, loge­ments de luxe et centres commerciaux.

Un réfé­ren­dum orga­ni­sé en 2014 a reje­té le pro­jet de loge­ments en lieu et place de l’an­cien aéro­port Tempelhof. Image : Florent Motey

Le modèle d’habitat social de Märkisches Viertel rap­pelle les grands ensembles HLM à la fran­çaise. « Ce n’est pas mon modèle pré­fé­ré pour le futur », pré­vient Katrin Schmidberger. Elle défend une solu­tion hybride à proxi­mi­té du pou­mon éco­no­mique et cultu­rel de Berlin. Les pro­jets de Michelangelostraβe à Prenzlauer Berg et le Schumacher Quartier de Berlin-Charlottenburg répon­draient au res­pect des stan­dards socio-écologiques et de la mixi­té sociale défen­dus par Katrin Schmidberger. Au total, onze nou­veaux pro­jets sont sou­te­nus par le Sénat. Pour Stefan Evers, secré­taire géné­ral du bureau ber­li­nois de la CDU, aug­men­ter le nombre de loge­ments sociaux serait « une décla­ra­tion de guerre aux inves­tis­seurs pri­vés ». La nou­velle coa­li­tion est en passe de rele­ver le défi.

*Le nom a été modifié

Travail enca­dré par Cédric Rouquette et Hélène Kohl