Par Manon David
Enquête de Manon David et Louise Beliaeff
A Berlin
Publié le 16 février 2017
Le sol est jonché de jouets. Au plafond, des cubes transparents sont remplis de divers objets. Le premier rassemble des pintes de bières vides, dans un autre se mélangent différents ballons de toutes tailles. Un troisième est plein de tournevis. Sur les murs blanc et orange, un circuit de voitures est fixé à la verticale.
Une dizaine de pères allemands ont envahi les lieux avec leurs enfants. Ce Väterzentrum (centre pour les pères), dans le quartier de Prenzlauer Berg très prisé des nouvelles familles aisées de Berlin, s’appelle aussi « Papa Land » dans la bouche des personnes présentes. Tous les samedis et les jeudis, des pères viennent passer quelques heures avec leurs enfants. L’endroit a fêté ses dix ans cette année. Il a ouvert en janvier 2007. Au même moment, le gouvernement mettait en place pour la première fois un congé paternité. Un timing parfait. Depuis, la place du père n’a cessé d’évoluer en Allemagne. Il n’est plus constamment au travail pour faire vivre sa famille et consacre plus de temps à ses enfants. Presque 35% des pères utilisent ce congé et trouvent petit à petit leur place sur le chemin de l’égalité parentale.
« On parle beaucoup d’égalité des sexes mais aussi du bien être des enfants, souligne Eberhard Schäfer, cofondateur de l’association, financée en grande partie par la ville de Berlin et auteur de plusieurs écrits sur la paternité. Sur ces deux thèmes, depuis les années 2000, il est devenu clair que les pères avaient un rôle très important à jouer. Notre idée était de créer un lieu pour qu’ils puissent se retrouver et échanger. »
Les pères présents sont séparés, en couple, viennent seuls ou accompagnés. Robert Ohm est divorcé. Depuis février, il a obtenu la garde partagée de sa fille Johanna. Elle joue calmement derrière lui, alors qu’il est assis pour boire un café. Un foulard à pois rose entoure le cou de la fillette de cinq ans. Elle a attrapé froid. « Le rôle du père a changé ces dernières années en Allemagne, explique-t-il. Ce qui nous préoccupe maintenant est moins de rapporter de l’argent que de partager du temps avec nos enfants. Les mamans bénéficient de beaucoup de conseils. Pour nous les pères, c’est plus compliqué. »
Lothar Grieb fait lui aussi partie de ces nouveaux pères allemands. « A Papa Land, on vient autant pour passer un bon moment avec son enfant, renchérit-il, se mêlant à la conversation, que pour s’épanouir et apprendre des autres en discutant. » Lothar est concepteur de logiciels informatiques. À la naissance de son fils Kenzo, il y a cinq ans, c’est lui qui a pris un congé paternité d’un an. Sa femme a utilisé les deux mois restants. Situation presque impensable, il y a quelques années dans le pays. Aucun problème pour eux, sa femme est la PDG de l’entreprise dans laquelle il travaille.
Dans ce « papa café », les pères prouvent, s’il le fallait, qu’ils arrivent à s’occuper seuls de leurs enfants. Une petite fille, déguisement de fée sur le dos, se fait poursuivre par un garçon armé d’un arc en bois. Un père tente de calmer tout le monde en décrochant la guitare du mur. Il se met à chanter du Leonard Cohen, rejoint par d’autres parents fredonnant eux aussi « In my secret life ». Les plus jeunes sont désormais absorbés. Plus personne ne crie.
Des pères allemands plus présents
Tout cela est possible depuis dix ans seulement. En 2007, les pères allemands ont obtenu le droit de prendre un congé paternité, rémunéré à hauteur de 67% de leur salaire. Le but de la réforme : encourager les deux parents à passer du temps avec leurs enfants. Si le deuxième géniteur prend lui aussi au moins deux mois, le congé est alors rallongé de douze à quatorze mois, à répartir entre les deux. Un tiers des pères allemands en font usage et le pourcentage augmente au fil des années. La vision du père allemand, dans le rôle de « Monsieur gagne pain » (1) tend à s’éloigner.
À l’origine, le congé parental mis en place en Allemagne de l’Ouest en 1986 ne prenait pas en compte les pères de famille. La loi entendait maintenir les mères à la maison pour qu’elles s’occupent des enfants quand eux étaient au travail. En 2007, Ursula von der Leyen a révolutionné la paternité. La ministre de la famille, mère de sept enfants, entendait à la fois réduire la durée d’éloignement du parent avec le marché du travail et encourager le père à passer du temps avec ses enfants en l’intégrant au dispositif.
Sigmar Gabriel, le vice-chancelier, avait montré l’exemple en 2014, en annonçant qu’il allait réserver ses mercredis après-midi à sa fille. S’il n’a probablement pas pu le faire toutes les semaines, sa position montre le changement de mentalité.
Avec sa femme et ses quatre enfants, John Goering, vit dans une maison mitoyenne dans un nouveau lotissement qui a poussé dans l’Est berlinois après la Réunification. À la naissance de son troisième, il a choisi de prendre un congé paternité de deux mois. « Cela m’a permis de profiter de ma famille et de construire des relations plus approfondies avec mes enfants », détaille le programmeur informatique de 35 ans attablé dans la cuisine. Si sa femme Stephani est mère au foyer, il a quand même demandé à son patron d’écourter ses semaines de travail. Chaque vendredi, il termine à 13 heures pour se consacrer à sa famille.
À la maison, sur un mur de la cuisine, le nom de chaque enfant est écrit à la craie. Sur la même ligne, une croix indique lequel sera le prochain à avoir un « rendez-vous » avec le père de famille. John Goering attache une grande importance à ces moments privilégiés. Chaque semaine, il fait une sortie avec l’un d’entre eux. Ils s’en vont discuter dans un café autour d’un chocolat chaud ou faire une activité dont ses fils ou ses filles ont envie. « Le père a un rôle très important dans la construction personnelle de chaque enfant, justifie-t-il. Passer du temps avec eux est essentiel. »
Un père prenant un congé paternité ne surprend plus en Allemagne. 75% des pères avancent même qu’ils voudraient passer plus de temps avec leurs enfants. Mais concilier vie familiale et vie professionnelle n’est pas encore aisé. Presque 40% des pères allemands se font du souci pour leur carrière en demandant un congé paternité. « Au travail, mon congé n’a pas forcement réjoui mon patron, se souvient John Goering. Mais il l’a accepté, maintenant cela fait partie de nos droits. » L’évolution de la famille allemande se reflète aussi dans les chiffres. Pour la troisième année consécutive, le nombre de naissances a augmenté en Allemagne avec 1,5 enfants par femme. Le taux le plus haut depuis 1982.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Frédéric Lemaître, Hélène Kohl
- Expression tirée du CAIRN.INFO — Être père en France et en Allemagne : entre représentations et pratiques. Sara Brachet, Anne Salles — 2011