Par Cyrielle Chazal
Enquête de Cyrielle Chazal et Auriane Loizeau
Photo de “une” : Harald Kirschner
A Berlin, Leipzig et Halle
Publié le 17 février 2017
A l’Ouest, rien de nouveau ? Les villes de l’ex-République fédérale d’Allemagne (RFA) pourraient bientôt être rénovées grâce au Solidaritätszuschlag (« Soli »). Créé en 1991, cet impôt est actuellement prélevé dans tout le pays pour que l’Allemagne de l’Est atteigne le niveau de développement de l’Allemagne de l’Ouest. Il doit disparaître en 2019 mais Die Linke (« La Gauche »), le SPD (parti social-démocrate) et Die Grünen (Les Verts) veulent le pérenniser et en faire bénéficier l’Ouest, qui a également besoin d’équipements neufs.
“L’Allemagne ne pourra jamais se passer du Solidaritätszuschlag”, affirme Andreas Günther, cadre à Die Linke. Après le montant du salaire minimum, l’ampleur des investissements publics ou encore la réforme de l’assurance chômage, le Solidaritätszuschlag constitue un nouveau point de convergence entre les trois partis de gauche. Au SPD, cette position n’est pas officielle mais elle a déjà fait son chemin. Elle est défendue par Sigmar Gabriel, président du parti de 2009 à janvier 2017 et ministre fédéral des affaires étrangères, ou encore Olaf Scholz, vice-président du parti et maire de Hambourg, à l’Ouest. Selon la presse nationale et étrangère, les trois formations politiques pourraient présenter une coalition rouge-rouge-verte aux élections législatives fédérales du 24 septembre prochain. Elles gouvernent déjà, ensemble mais non sans peine, la ville-Etat de Berlin. Selon nos informations, les trois gauches n’iront pas jusqu’à faire campagne sur le très impopulaire Soli – officiellement, parce que ce n’est pas un thème prioritaire.
A sa création le 1er juillet 1991, le Soli est présenté par le chancelier Helmut Kohl (CDU) comme une taxe temporaire au service de la réunification allemande. Les infrastructures de transports, les réseaux d’eau et d’électricité ou encore les bâtiments n’ont été ni entretenus, ni déployés par le régime communiste. L’ex-RDA doit rattraper ce retard grâce au Soli et autres aides publiques. Elle n’est pas en mesure d’autofinancer son développement, notamment en raison des effets dévastateurs de la réunification sur son économie. En 1990, le taux de change Est-Ouest revient en pratique à une réévaluation de plus de 300% du mark-Est. « Un véritable big bang monétaire qui aurait suffit à mettre en difficulté n’importe quelle économie », selon l’économiste Bernd Zielinski, dans son article « L’unification économique de l’Allemagne en 1990 » (revue Vingtième Siècle).
A l’Est, la réunification provoque une désindustrialisation de masse. La faillite des entreprises locales concurrencées par celles de l’Ouest met au chômage des milliers d’Ostis (habitants de l’ex-RDA). L’augmentation des salaires à l’Est, supposée limiter l’émigration vers l’Ouest, s’avère contre-productive car elle réduit encore la compétitivité des entreprises est-allemandes. Au deuxième semestre 1990, le PIB de l’Allemagne de l’Est perd 25%. Un an plus tard, il tombe à 60% de son niveau réel de 1989. Un tiers moins élevé que les suppositions des services secrets américains avant la chute du mur.
A l’Ouest, les “Wessis” récoltent les fruits de l’unification. “L’argent transféré a en fait été recyclé dans l’économie ouest-allemande”, décrit Andreas Körner, conseiller municipal (SPD) de Leipzig. “C’est grâce à la reconstruction de l’économie est-allemande que l’Allemagne n’a pas sombré dans la récession dès 1990 comme les autres pays industrialisés”, poursuit-il. Le marché est-allemand se transforme en précieux débouché pour les entreprises de l’ex-RFA.
79% des Allemands contre la prolongation du Soli
Un quart de siècle plus tard, 79 % des Allemands pensent que le Soli devrait être aboli comme prévu en 2019. C’est le résultat d’un sondage de juin 2016 mené par la Fédération des contribuables (Bund der Steuerzahler). En 2017, la position de la gauche, pro-Soli, est peu porteuse électoralement et s’oppose à celle de la CDU/CSU au pouvoir. Le parti de la chancelière Angela Merkel veut réduire progressivement le taux de cette taxe à partir de 2019. Les discussions sont en cours mais le 0% pourrait être prévu pour 2030.
Les citoyens constatent que des villes ouest-allemandes restent délabrées. Les autorités ont par exemple attendu que le pont entre Leverkusen et Cologne atteigne un stade de vétusté dangereux pour les usagers avant d’ordonner sa rénovation, il y a trois ans. L’ampleur des travaux a paralysé le trafic routier aux abords de ce fief du chimiste Bayer. Les citoyens sont également nombreux à penser que les régions de l’Ouest frappées par la désindustrialisation sont handicapées par leur solidarité envers l’Est. La Ruhr n’est pas épargnée. En 2012, seules 8 communes sur 400 y affichaient des finances à l’équilibre. A Oberhausen, le géant de l’industrie mécanique Babcock-Borsig a fait faillite en 2002. A Essen, en 2009, c’était au tour du spécialiste du commerce de détail Arcandor. A Duisbourg, l’aciériste Thyssenkrupp a frôlé la déroute en 2011 et reste fragile. Dans la région, certains établissements culturels tels que les bibliothèques ou les théâtres sont privés de financements publics et ferment.
Le Soli a aussi perdu son sens à l’Est parce que personne ne peut constater ses effets sur le terrain. De manière très exceptionnelle, des routes refaites à neuf ont arboré un panneau “Financé grâce au Soli”. Il s’agit plutôt de pédagogie fiscale car ses recettes alimentent en réalité le budget de l’État fédéral. La reconstruction se fait grâce aux dépenses publiques en général. La seule solution pour savoir exactement où va cette taxe serait de créer un fonds Soli, dont le portefeuille serait dédié à la réunification. “Impossible : cela immobiliserait de l’argent qui peut être utile ailleurs à un instant T et nécessiterait une refonte totale de notre droit fiscal”, explique Andreas Günther (Die Linke).
16,4 milliards d’euros récoltés en 2016 grâce au Soli
A l’image de la taxe dite Sektsteuer sur les vins mousseux, introduite au début du XXe siècle pour financer la marine allemande mais toujours en vigueur, le Soli n’est plus perçu comme un effort financier au service d’une cause nationale. “Quand on regarde la ventilation des dépenses publiques, on en déduit que le Soli est parfois utilisé pour des dépenses de fonctionnement et non pour de l’investissement”, selon Matthias Warneke, l’un des directeurs de la Fédération des contribuables. Il estime qu’une part trop importante (plus de 50%) du Soli reste dans le budget fédéral et n’est jamais transférée à l’Est. “Les allocations fédérales versées aux cinq Länder de l’Est dans le cadre des mécanismes de soutien ont baissé, passant de 13,7 milliards d’euros en 2010 à 5,8 milliards en 2016, avec une prévision à 3,6 milliards en 2019. Or les recettes provenant du Soli ont augmenté, passant 11,7 milliards en 2010 à 16,4 milliards en 2016, avec une prévision à 18,8 milliards en 2019”, argumente-t-il. Né en RDA, cet économiste estime que la reconstruction n’est plus un enjeu aujourd’hui et que l’État fédéral dispose par ailleurs de recettes fiscales suffisantes pour soutenir les Länder les plus pauvres.
Censée être temporaire, la taxe fait en ce moment l’objet d’un recours de la Fédération des contribuables, devant la cour constitutionnelle fédérale. Les juges n’ont pas encore rendu leur verdict mais il s’étaient déjà prononcés négativement lors de procès précédents. “Le Soli est conforme à notre constitution, affirme Andreas Günther (Die Linke), qui impose un principe d’équivalence des conditions de vie à l’Est et à l’Ouest”. La même constitution interdit également le nivellement économique entre Länder.
Des allègements fiscaux financés par le Soli
Le Soli reste aussi plus équitable qu’une taxe ajoutée sur la consommation, selon les trois partis de gauche. Assis sur l’impôt sur le revenu et l’impôt sur le sociétés, et non sur les revenus eux-mêmes ou le chiffre d’affaires, il tient la promesse de progressivité du système fiscal allemand. “Certains investissements n’ont pas fonctionné. Mais il y a des réussites-phares, comme la ville de Leipzig qui a été très bien reconstruite et rénovée”, tempère Jonathan Ragnitz, économiste à l’institut de conjecture économique IFO de Dresde (ex-RDA). Les sommes allouées à l’Est ont également été utilisées pour des subventions et allègements fiscaux aux entreprises. Globalement, cette catégorie d’aides a été moins efficace que les investissements dans les infrastructures.
“Dans certaines villes, les soutiens au secteur du bâtiment ont créé un boom des constructions immobilières”, critique Stean Bach, économiste au DIW, institut de conjoncture économique considéré comme proche du SPD . “Ailleurs, les aides ont simplement financé des sociétés peu concurrentielles qui ont fini par faire faillite”, poursuit l’expert.
Rattrapage impossible entre l’Est et l’Ouest
Les mesures au service de la réunification, Soli inclus, n’ont pas réussi à combler le fossé entre l’Est et l’Ouest. En 1991, le produit intérieur brut par habitant de l’Allemagne de l’Est correspondait à 33% de celui de l’Ouest, contre 70% en 2015. Il y a eu un progrès mais, actuellement, la croissance de l’Est et celle de l’Ouest évoluent quasiment au même rythme, ce qui rend le rattrapage impossible. “Dans vingt ans, l’écart entre l’Est et l’Ouest sera toujours là, estime Jonathan Ragnitz. On ne peut pas forcer une économie à changer simplement avec de l’argent public”. Les différences seront moins importantes s’il s’agit de comparer des régions rurales avec leur équivalent à l’Ouest.
Les petites et moyennes entreprises, puissantes et nombreuses à l’Ouest, manquent à l’Est. Pourtant, selon l’association des PME (MIT) de la CDU, “ce sont les sociétés est-allemandes qui bénéficient du Soli, bien qu’elles le payent aussi, car la taxe influe sur les conditions économiques à l’Est.” Le taux du Soli, actuellement au plus bas (5,5%), n’entrave pas l’embauche. D’autant que les entreprises répercutent couramment cet impôt sur leurs prix de vente. Pourtant, Carsten Linnemann, président du MIT (30 000 membres) et membre chrétien-démocrate du Bundestag, plaide pour une abolition de cet impôt dès 2020. Les députés qui seront élus en septembre prochain devront trancher la question avant 2019. Un coup de théâtre est possible : le Parlement peut encore inscrire le Soli à son agenda du printemps 2017. Sachant qu’actuellement, le SPD, Die Linke et Die Grünen détiennent au total 320 sièges, contre 310 pour la CDU/CSU.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Lise Jolly, Hélène Kohl, David Philippot
Remerciements à Harald Kirschner
Photo de tête : Fin des années 80. Route au sud de la ville de Halle (Saxe-Anhalt, ex-RDA). Crédit : ©Harald Kirschner, dans “Patina. Halle 1986–1990” (Mitteldeutscher verlag)