Reportage de Laura Cappai
A Berlin
Publié le 17 février 2017
Comme chaque fin de semaine, l’Eglise évangélique de la Trinité, située dans une rue huppée du sud de Berlin, fourmille d’apprentis et de nouveaux chrétiens réfugiés en Allemagne. Pour onze d’entre eux, le grand jour est arrivé. La voix imposante du pasteur Gottfried Martens résonne dans tout l’édifice « Acceptez-vous d’oublier Mahomet, Ali, et les vingt-trois autres prophètes ? » leur demande-t-il en farsi, la langue parlée en Iran et en Afghanistan. « Oui je les oublie » est leur réponse unanime. Puis le pasteur verse de l’eau baptismale sur leur tête inclinée au-dessus du bénitier.
La plupart de ces convertis pratiquaient déjà le christianisme dans des églises secrètes de leur pays. D’autres avaient simplement entendu parler de Jésus et ont découvert la Bible en Allemagne. « Pour recevoir le baptême, ils doivent suivre quatre mois de catéchisme et réussir un examen portant sur le Livre et sur leurs motivations », explique le pasteur Martens, qui dirige l’église de la Trinité. Cette cérémonie marque l’aboutissement d’un parcours douloureux et déterminé. Comme une nouvelle naissance. Ils sont nés musulmans dans des pays où l’influence de l’islam peut aller jusqu’à l’obligation d’obéir à la Charia, la loi islamique. L’apostasie – c’est-à-dire l’abandon de sa religion – y est punie de la peine de mort. L’exil est pour eux le seul moyen de vivre leur foi et de se sentir libres. Au sein de l’EKBO, l’Eglise Protestante de Berlin-Brandebourg, ils sont environ 500 à avoir franchi le cap en 2016. Dans les églises non officielles, aucun chiffre n’est communiqué. Une certitude : ils sont beaucoup plus nombreux. A lui seul, Gottfried Martens affirme avoir converti plus de 1000 personnes.
« Je ne supportais plus de devoir me cacher »
« 90% des personnes que je convertis continuent à venir à l’église après avoir obtenu leur demande d’asile », affirme Gottfried Martens. Fariba Mohammedi, une élégante Iranienne de 32 ans, fait partie de ceux-là. Installée dans un appartement avec son mari iranien à Berlin, elle ne rate jamais un cours de Bible dans cette paroisse où elle a reçu le baptême il y a près d’un an. « Ce jour-là, j’ai senti comme un changement indescriptible à l’intérieur de moi. » Fariba aime sa nouvelle vie. Son mari, resté musulman, accepte sa nouvelle religion. Elle a abandonné le foulard au profit d’un chignon blond platine. « Je ne supportais plus de devoir me cacher », dit-elle.
Cette soif de liberté et cette quête d’apaisement sont largement partagées parmi les convertis. Lisa Strehmann, coordinatrice au sein de la circonscription protestante Berlin Nord-Est de l’EKBO, connaît bien leur démarche. « Ils associent l’Islam à des expériences négatives, à des choses atroces qu’ils ont vécues. Ils voient en la chrétienté l’expression du pacifisme qu’ils sont venus chercher en Allemagne. »
Souvent traumatisés par une religion qu’ils associent aux crimes commis en son nom et à l’oppression de leurs gouvernements , ils parlent de leur désillusion sans détour. Nombre d’entre eux ont été arrêtés et torturés à plusieurs reprises par leur gouvernement en Iran, en Afghanistan, en Irak. « Je les ai vus tirer sur la foule quand nous protestions », raconte Saeed. Babak surenchérit, d’une voix amère. « En Iran, des gens sont pendus aux yeux de tous parce qu’ils ne croient pas en l’Islam. Les enfants peuvent voir ces corps pendus. Comment peuvent-ils grandir avec cela ? » En se convertissant, ce dernier estime avoir échappé au « lavage de cerveau » pratiqué dans son pays. « On entend sans cesse : ‘vous devez lutter contre ce pays, contre ceci, contre cela’. L’Iran voudrait convertir le monde entier. » Après un long silence, il ajoute : « C’est vrai que les Iraniens ont de bonnes conditions de vie mais quand tu n’as pas de liberté, tu n’as rien. »
« Je suis dans la maison de Dieu, en paix ! »
Un jeudi en fin de matinée, Arash est aux fourneaux dans l’annexe de l’église. Sur fond de musique orientale à plein volume, il jongle entre les casseroles fumantes qui répandent un parfum d’épices jusqu’à la pièce commune. De nature joviale, il se laisse aller à quelques pas de danse.
Cet ancien restaurateur iranien a pris l’habitude de cuisiner pour la dizaine de réfugiés qui ont trouvé asile dans cette paroisse, contraints par le règlement de Dublin III. Cette procédure ratifiée par l’Union Européenne le 26 juin 2013 prévoit que les demandeurs d’asile soient enregistrés dans le pays par lequel ils entrent dans l’UE, sauf s’ils peuvent prouver qu’ils ont passé six mois dans un autre pays. Saeed doit attendre encore trois mois avant de pouvoir faire sa demande d’asile en Allemagne. Comme plusieurs autres de ses voisins de chambre, son périlleux périple l’a mené jusqu’en Norvège, où il a été intercepté pour faire sa demande d’asile. « Là bas, ils considèrent que les chrétiens ne sont pas en danger en Iran. C’est incroyable. En Allemagne c’est différent. » Gottfried Martens reçoit régulièrement des demandes de réfugiés passés par la Norvège. “Ils ne veulent surtout pas y retourner”. Il ajoute : “Il y en a également qui ont des problèmes avec des groupes radicaux dans les camps de réfugiés, à cause de leur conversion ». Malgré sa petite capacité d’accueil, l’église sert en permanence de lieu de refuge improvisé pour les gens de passage. « Officiellement, on a 12 lits permanents. Mais le samedi soir, des dizaines de réfugiés viennent de tout le Brandebourg pour assister à la messe dominicale. Alors on installe des matelas dans la salle commune. On a eu jusqu’à 70 personnes ! Lâche-t-il. Mais chut, on n’est pas censés le faire ! ». Tous le savent, la police ne peut rien tant qu’ils restent au sein de la paroisse.
Saeed n’a pas mis les pieds dehors depuis son arrivée le 11 novembre 2016. A la question de savoir s’il se sent emprisonné, il répond avec un large sourire étonné : « Non ! Je le vis assez bien. Je suis dans la maison de Jésus, et en paix ! » Ali, qui se prépare un thé à côté, plaisante : « Quand on pourra sortir, on ira faire la fête. Et on boira du vin ! ». En Iran, Saeed avait une vie très confortable : « J’avais un bon travail, une voiture, une jolie maison, mes amis, ma femme… Ils me manquent. » Après un soupir, il se reprend : « J’aime l’Iran, mais je ne pourrai y retourner que si je peux être libre, et chrétien. »
« Elle a sorti une petite croix dorée de son col roulé »
La plupart des migrants en attente d’asile n’ont pas d’autre choix que de loger dans des foyers surpeuplés. Si les incidents entre musulmans et convertis au christianisme restent rares, il arrive que la cohabitation soit conflictuelle. Alexander, de son ancien nom Muhammad, profite chaque mercredi du dîner organisé par la Flüchtingskirche, l’église des réfugiés. Des moments de rencontre et d’échanges qui permettent à cet Egyptien converti de 25 ans de s’évader d’un quotidien pesant. « Il y a des groupes de musulmans qui ne comprennent pas mon choix. Ils savent que je suis égyptien et ils connaissent mon prénom chrétien. Ils ont voulu voir mon tatouage de copte. Je n’en ai pas, dit-il en montrant son poignet. Quand ils ont compris que j’étais converti, ils m’ont rejeté. Certains se moquent juste. Mais plusieurs fois, j’ai reçu des coups. »
Autour d’un repas nigérian – poisson grillé à la tomate, riz et haricots, banane frite – il raconte ne s’être jamais interrogé sur la spiritualité avant un voyage d’études en Angleterre : « De retour en Egypte, je n’acceptais plus rien de cette société et de cette religion, de tous ces interdits, et ces obligations. Je trouvais que la philosophie de l’Islam était celle de la revanche. Alors je me suis demandé pour la première fois : qui est Dieu, que veut-il ? Je savais que j’avais besoin d’un guide ». Il lit alors la Bible en secret et entre en contact avec des moines russes qui acceptent de le convertir dans leur monastère. Persécuté puis arrêté, il passe cinq mois en prison en Russie avant de fuir pour l’Allemagne. Encore aujourd’hui, il sait que son choix peut le rendre vulnérable. Mais ici, il l’assume. La plupart de ses proches restés en Egypte ignorent tout de sa nouvelle vie.
Certains convertis préfèrent garder cette conversion pour eux seuls. Quelques tables plus loin, Renata prépare un jeu de société. Cette Berlinoise d’une soixantaine d’année participe aux activités de l’église des réfugiés depuis plusieurs années. Elle raconte avoir rencontré une jeune femme convertie en secret, la semaine précédente. « C’était la seule qui ne portait pas de foulard. En discutant, nous en sommes arrivées à évoquer cela. Là, elle a vérifié que personne ne la regardait et elle a sorti une petite croix dorée de son col roulé. » Pour elle, cette crainte s’explique surtout par l’influence des schémas politiques qu’ils ont connus « Quand on leur explique qu’ici la loi est au dessus de la religion, ils sont surpris. Ils n’ont pas l’habitude.».
Même à 5000 km, la peur n’est jamais loin
Même à 5000 km de Téhéran, la peur n’est jamais loin pour les convertis. Au nord de Berlin, dans le gymnase Fritz-Reuter reconverti en centre d’hébergement, 93 demandeurs d’asile sont répartis dans des compartiments délimités par des tissus et des bâches. Le bruit de fond permanent où se mêlent les voix éparpillées et les petits cris d’enfants donne l’impression d’une superposition de vies quotidiennes presque normales. C’est ici que vit Abalghasem Marok, un Iranien 55 ans. Il est le seul chrétien du camp.
Converti en secret dans son pays lorsqu’il était adolescent, il a été arrêté et torturé plusieurs fois. « Ils allaient me tuer », raconte-t-il les traits serrés, en montrant la large cicatrice qui défigure son pied. L’inquiétude se lit sur son visage. « Les autorités allemandes ont refusé sa demande d’asile », explique Iris, la responsable du camp, dont les cheveux rouges délavés tranchent avec le visage doux. Aucun motif valable d’asile n’a été retenu. Terrifié par une rumeur qui avait circulé dans le camp, l’homme n’a pas osé dire qu’il était chrétien lors de son rendez vous à l’Office fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF). Il soupire le regard dans le vide : « On m’a dit que les interprètes faisaient partie des services secrets iraniens ».
Aujourd’hui en procédure d’appel avec un avocat, Abalghasem tente de faire reconnaître sa religion et le danger qu’il encourt en cas d’expulsion. Pour l’homme qui ne connaît pas d’autre langue que le farsi et un peu d’arabe, le combat est difficile. En Allemagne depuis un an et demi, ses contacts se limitent à la communauté chrétienne iranienne. Muni d’un certificat de chrétienté signé par le pasteur iranien, il doit bientôt être baptisé, officiellement cette fois. En attendant, il passe le temps en lisant la Bible. « Je n’ai jamais eu de problème avec les autres habitants du foyer », assure-t-il. De temps en temps, il s’autorise une bière, seul dans sa chambre à l’abri des regards. « Quand la religion reste dans la sphère privée et qu’ils ont un minimum d’intimité, cela se passe bien » explique Iris. Volontaire depuis six ans auprès des réfugiés, elle n’a connu que deux cas d’expulsions pour cause de conflits interreligieux.
Jilbab en haut mais jambes nues
Retour à l’église du Pasteur Martens. « Je n’ai pas peur, lâche Saeed en sortant son Iphone de sa poche. Même en Iran, je n’ai jamais eu peur. » Il cherche dans ses vidéos et tend l’écran. A l’image, des femmes en jilbab en haut mais jambes nues. Dans un salon oriental, entourées de jeunes hommes, elles dansent et rient aux éclats. « On a fait ça avec mes amis pour rire. Tu vois, chez nous, on fait ce qu’on veut. On s’amuse même de la religion en Iran, en secret. »
« Depuis que je suis chrétien, je sais que ce que je fais me conduira au paradis. Je fais ça pour Dieu. » Avant de devoir s’enfermer pour six mois, il participait activement à la dissidence politique en Allemagne. Régulièrement, la communauté chrétienne iranienne a l’audace de se mobiliser pour demander la libération des prisonniers religieux et politiques dans leur pays. Un acte plus risqué qu’il n’y paraît. « Des membres de l’ambassade d’Iran à Berlin nous prennent en photo pour nous dénoncer à notre gouvernement, explique Saeed. Ceux qui se sont convertis sans en parler à personne refusent d’aller protester car ils ont peur d’être reconnus ».
Aucun des réfugiés rencontrés n’envisage de retourner dans son pays. Malgré tout, ils rêvent intimement de l’avènement d’une démocratie à la place de la Charia qu’ils ont fuie, sans grand espoir. « Jamais je ne rentrerai en Iran, déclare Arash, le cuisinier. Mais j’espère quand même que mon pays aille mieux un jour, que tous puissent vivre en liberté ». S’ils gardent un contact étroit avec leurs proches informés de leur conversion, une nouvelle vie est à construire en Allemagne. Tous savent que le chemin de l’intégration sera long. Pour le moment, la priorité est d’apprendre l’allemand. La clé de leur intégration ici. Bien davantage que leur religion.
Travail encadré par Cédric Rouquette, David Philippot et Frédéric Lemaître