Par Clémence Duneau
Enquête de Gabriel Macé et Clémence Duneau
A Berlin, le 16 février 2017
A Mahlsdorf, quartier russe à l’Est de Berlin, des appels à témoins recouvrent les murs. Depuis plusieurs heures, des pompiers volontaires sont à la recherche de la jeune Lisa, treize ans, disparue le matin. Elle réapparaîtra trente heures plus tard. Interrogée par les forces de l’ordre, la jeune Allemande d’origine russe affirmera avoir été enlevée et violée par trois hommes « venant du sud ». Cette histoire, datant du 12 janvier 2016, fait scandale. A Berlin et à Larh, une ville du sud-est de l’Allemagne, des manifestations éclatent pour protester contre l’arrivée des « réfugiés-violeurs ». Quelques heures plus tard, la jeune fille avouera avoir en réalité passé la nuit chez un ami. Pourtant le mal est fait. L’histoire de Lisa, violée par des réfugiés se répand comme une trainée de poudre sur les réseaux sociaux.
“Partager un message de haine”
Ces articles mensongers qui se répandent sur la toile, sont désignés depuis près d’un an comme des « fake news ». Ce terme désigne un article proposant des informations inventées de toutes pièces et dont le but est d’attirer les clics. Le phénomène prend une ampleur sans précédant lors des élections présidentielles américaines de 2016, alors que des candidats reprennent ces informations. Pour de nombreux spécialistes, les fausses informations sont une des raisons de l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis en novembre dernier.
En Allemagne, et plus largement en Europe, ce terme désigne un phénomène différent. Les « fake news » sont des informations non pas inventées mais manipulées dans un but politique. Les médias qui relaient ces informations, comme Breitbart ou Noch.Info, se targuent d’offrir un discours à contre-courant des médias traditionnels. Pour Karolin Schwarz, journaliste chez hoaxmap.org, un site qui propose une cartographie des « fake news » en Allemagne : « Leur objectif est de partager un message de haine envers certaines minorités. La plupart de ces histoires parlent des réfugiés parce c’est le sujet le plus polémique de ces derniers mois en Allemagne ».
Contrairement à la France où la question des « fake news » semble réservée aux professionnels des médias, en Allemagne, elle a très rapidement intégré le débat politique. Avant les élections fédérales du 24 septembre 2017, une question se pose sur toutes les lèvres : les « fake news » sont-elles susceptibles d’influencer les résultats ? Rien ne semble le prouver. Néanmoins, l’Allemagne est un des premiers pays à mener une politique publique contre la désinformation.
Derrière les “fake news”, la peur de la propagande
« L’idée que le débat est le fondement d’une démocratie mature est clairement perçue en Allemagne, explique Klaus-Peter Sick, historien au Centre Marc Bloch. Quand il n’y a plus d’informations sûres, le débat est mis en danger. » Pour l’historien, les années de « désinformation » menée par la Stasi, les services secrets de l’Allemagne soviétique, sont encore très présentes dans les esprits. « Quand on a connu la dictature, on connaît l’importance de bien s’informer ».
Pour l’opinion publique, l’histoire de la jeune Lisa est le moment d’une « prise de conscience ». « On s’est rendu compte du danger que pouvait représenter la désinformation, on a compris, vraiment, ce qu’était une ‘fake news’ », explique Klaus-Peter Sick. Le mardi 12 janvier 2016, lorsque la jeune Germano-Russe accuse des migrants de l’avoir séquestrée et violée, l’information fait le tour des réseaux sociaux. Très vite démentie par les forces de l’ordre, l’histoire fait pourtant la Une du journal télévisé de la chaîne de télévision russe 1TV.
En quelques heures seulement, l’Allemagne se retrouve confrontée à une crise diplomatique avec Moscou. Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe, fait deux déclarations publiques pour exprimer sa préoccupation quant à l’incapacité de la police et du système judiciaire allemands de prendre de telles affaires au sérieux. La communauté russophone d’Allemagne alliée aux mouvements populistes d’extrême-droite est dans la rue pour protester contre la présence de réfugiés. Aujourd’hui, une grande partie de cette communauté reste persuadée que l’histoire est vraie.
Le rôle de premier plan joué par l’Allemagne dans la crise ukrainienne, la position adoptée ensuite par Angela Merkel au sujet des sanctions contre la Russie et le leadership de la chancelière en Europe font du gouvernement allemand une cible privilégiée de la désinformation russe. La menace d’une ingérence du Kremlin dans les prochaines élections est prise d’autant plus au sérieux que la Russie dispose d’un excellent outil de manipulation : plus de trois millions de Germano-Russes, immigrés à la fin de la Seconde guerre mondiale, encore attachés à la « mère-patrie » et qui partagent la propagande pro-russe.
« Il n’y a aucune preuve que les services de renseignements du Kremlin sont impliqués derrière ces ‘fake news’, assure Sarah Pagung, spécialiste des relations russo-allemandes au Centre allemand des relations étrangères. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de propagande russe, seulement qu’elle est bien cachée. » Pour la chercheuse, la Russie mène depuis longtemps cette politique de désinformation. Déjà sous l’URSS, la propagande soviétique tentait par tous les moyens de déstabiliser les capitales occidentales. « Aujourd’hui, la force économique et militaire de la Russie ne peut plus rivaliser avec l’Europe, ils cherchent un nouveau champ de bataille, poursuit Sarah Pagung. En attaquant notre pluralisme, en manipulant leurs communautés présentes en Allemagne, ils jouent sur nos faiblesses ».
Facebook, dans le viseur de Merkel
« Quelque chose a changé. » a déclaré Angela Merkel devant les députés du Bundestag, le 23 novembre 2016. « Les opinions ne se forgent plus comme il y a 25 ans. Aujourd’hui, nous devons apprendre à gérer les faux sites, les bots, les trolls (…) Nous devons affronter ce phénomène ». La chancelière n’est pas la seule à vouloir combattre les mensonges qui s’épanouissent sur la toile. Lors de son dernier discours en tant que président de la république allemande, le 24 janvier 2017, Joachim Gauck, renforce les propos d’Angela Merkel :
“Le mensonge, l’insulte et l’attaque blessante sévissent presque à l’envi sur les réseaux sociaux. Des puissances étrangères mènent des guerres de communication ciblées pour déstabiliser d’autres États. La tâche leur est d’autant plus facilitée que les émotions sont souvent devenues plus décisives que les faits pour la formation de l’opinion. (…) Dès que les demi‑vérités, les interprétations, les théories du complot, les rumeurs comptent autant que la vérité, la voie est libre pour les démagogues et les autocrates.”
A ce jour, Facebook est le premier responsable de la diffusion des « fake news » dans le monde. En quelques années, le réseau social est devenu une importante source d’information pour plus d’un milliard d’utilisateurs. Sur Internet, rien ne ressemble plus à un article qu’un autre article. Ce qui fait l’autorité d’un article, ce n’est plus le média qui le publie, mais sa circulation, c’est-à-dire le fait que nos amis le partagent sur les réseaux. Une « fake news » a tout le loisir d’exister au sein d’une bulle d’opinion. Un filtre qui enferme les internautes dans leurs propres convictions.
En 2017, l’Allemagne devient le premier pays à demander à Facebook de rendre des comptes. Sous pression, le groupe américain décide début février de s’associer à un organisme indépendant nommé Correctiv. L’objectif est de limiter la présence des « fake news » sur la plateforme.
À la veille des élections présidentielles en France, le modèle allemand commence à s’exporter outre-Rhin. Alors que le journal Le Monde a lancé, début février 2017, le Decodex, visant à identifier la crédibilité des sites d’informations, Google et Facebook se sont associés au réseau de médias First Draft pour lancer CrossCheck. Un outil de vérification collaboratif contre les fausses informations qui débutera fin février.
Encadré par Cédric Rouquette, Lise Jolly et David Phillipot